comment était organisée la société avant la révolution française (partie 3 : 2/4)

par - avril 11, 2023


    Nous entrons désormais dans la présentation proprement dite du Tiers Etat. Dans l'article précédent, il avait été question de la genèse de l'ordre à travers l'analyse de l'émergence des villes et de la bourgeoisie, ainsi que de son évolution politique à travers les siècles.
    Nous allons passer ici en revue les différents éléments sociologiques bourgeois du Tiers. Les deux dernières sous-parties seront consacrées aux classes laborieuses des villes et des campagnes. Nous aurons ainsi dressé un portrait complet de ce monde roturier qui renferme, en son sein, aussi bien de multiples franges de la bourgeoisie que le monde paysan, en passant par les couches populaires urbaines. Il s’agit là d’autant de groupes sociaux qui auront un rôle important à jouer durant la révolution, c’est pourquoi il convient de bien les identifier. Le Tiers État, nous l’avons déjà dit, forme un ordre et non une classe. C’est une entité composite dont on ne peut se faire une idée précise qu’en décomposant tous ses éléments sociaux.

Le Tiers État & ses bourgeoisies

    La bourgeoisie, nous l’avons vu lors de la précédente sous-partie, constitue la catégorie prépondérante du Tiers État. Elle occupe, par la diversité de ses fonctions, par sa richesse et par sa culture, un rang dans la société qui tend de plus en plus à concurrencer très sérieusement le prestige et la domination de la noblesse. Mathiez dit fort à propos qu’il “circule à travers la bourgeoisie un énorme courant d’affaires.¹” Elle tend à devenir toujours plus opulente. C’est pourquoi le système des privilèges, qui a vocation à l’exclure des honneurs et des hautes dignités, lui paraît désormais inacceptable et tout à fait dépassé. La bourgeoisie n’est cependant pas un monolithe sociologique. Elle est même au contraire très diversifiée et les contours censés délimiter ses multiples composantes sont difficiles à tracer tant ils sont flous. Alors, en tenant compte de la place qu’occupent les individus dans la société et de leur place au sein de la vie économique, il est possible d’y voir un peu plus clair en distinguant divers groupes sociaux d’essence bourgeoise :
  1. les bourgeois proprement dit, ceux qui vivent “bourgeoisement”, catégorie composée de rentiers dont l’existence matérielle dépend essentiellement du profit capitalisé et des revenus fonciers;
  2. la très grande bourgeoisie d’affaires, dont l’activité sociale s’oriente principalement en fonction du gain. C’est la catégorie marchande et entrepreneuriale, capitaliste pourrait-on dire, de la bourgeoisie;
  3. le groupe des professions libérales, hommes de loi, officiers, notaires ou encore médecins et professeurs, formant un monde complexe et fort diversifié;
  4. les artisans et boutiquiers, individus appartenant à la petite ou moyenne bourgeoisie, dont certains sont plus ou moins aisés quand d’autres mènent un train de vie qui les rapproche davantage de ce que l’on pourrait appeler le “peuple” ou “la petite plèbe”. C’est là une catégorie économiquement liée au système traditionnel de production et d’échange.
    Dans ce qui va suivre, il s’agira alors d’appréhender le caractère complexe de cette bourgeoisie protéiforme de la fin d’Ancien Régime. Il est important de bien saisir son hétérogénéité car les différents acteurs de la Révolution vont orienter leur action d’une certaine manière selon qu’ils appartiennent à l’une ou l’autre de ces quatre catégories. Tous ces individus n’ont donc pas les mêmes intérêts et, par voie de conséquence, ils n’auront pas non plus les mêmes revendications politiques, économiques et sociales à faire valoir au gré des événements révolutionnaires. Ils iront jusqu’à formuler de façon plus ou moins précise différents projets de société dont certains seront irrémédiablement en lutte, mais nous verrons cela le moment venu.

La bourgeoisie de rentiers

    Il s’agit là d’un groupe passif d’un point de vue économique. Les rentiers sont souvent issus de la bourgeoisie de commerce ou d’affaires et vivent du profit capitalisé - ce sont des intérêts perçus sur des sommes investies - et des revenus de leurs propriétés foncières. La bourgeoisie s’étant considérablement enrichie au cours du XVIIIe siècle, le nombre des rentiers n’a pas cessé d’augmenter. A Grenoble, en 1773, les rentiers représentaient 21,9% des éléments bourgeois, tandis que les hommes de loi, 13,8% et les marchands, 17,6%. En 1789, les marchands de la même ville ne sont plus que 11% quand les rentiers, eux, sont désormais 28%. Cette forte présence de rentiers dans les villes varie évidemment selon les lieux : à Toulouse, ils ne représentent que 11% de la bourgeoisie locale et à Albi on en trouve seulement 3%. De façon générale, Albert Soboul estime que le groupe des rentiers équivaut à environ 10% de la bourgeoisie dans son ensemble². Seulement, la situation de rentier connaissait des qualités très variées : on en pouvait trouver au sommet comme au plus bas de l’échelle sociale. Ces différents niveaux correspondaient à l’extrême diversité des fortunes. En somme, être rentier, c’était cultiver un certain mode de vie. On disait du rentier qu’il vivait bourgeoisement, c’est-à-dire en qualité de propriétaire évoluant dans une situation plus ou moins confortable, laquelle s’accompagne généralement d’un certain orgueil social. L’origine des rentes était variée. Elle pouvait provenir :
  • des parts dans des entreprises commerciales;
  • des rentes de l’Hôtel-de-Ville et autres services d’emprunts;
  • des loyers urbains;
  • des fermages ruraux, c’est-à-dire les loyers de la terre prélevée sur les fermiers qui louent la terre afin de la mettre en valeur.
La propriété foncière bourgeoise globale peut être estimée, à la veille de 1789, entre 12 à 45% des terres suivant les régions : 16% dans le Nord, 9% en Artois ou encore 20% en Bourgogne…³ La propriété des rentiers se renforçait particulièrement autour des villes. Les terres alentour représentaient des biens fonciers proches de leur résidence urbaine et à ce titre elles constituaient un placement préféré entre tous.

La grande bourgeoisie d’affaires

    C’est une bourgeoisie cette fois-ci active sur le plan économique. Ses activités sociales sont organisées pour et par le profit. Il s’agit tout bonnement de la classe des entrepreneurs. Adam Smith utilisait, quant à lui, le terme de chef d’entreprise. Les individus bourgeois parvenus à ce stade descendent généralement de familles qui étaient autrefois rurales ou artisanales. Le cas le plus typique de la famille laborieuse parvenue jusqu’aux sommets de la bourgeoisie d’affaires est encore celui de la dynastie Périer, laquelle prendra une part active dans la révolution. On retrouvera même, au XIXe siècle, un Jean-Casimir Périer à la présidence de la République. L’ascension de cette famille commence vraisemblablement avec Jacques Périer, né autour de 1700 et mort en 1782. Originaire du Trièves dans le Dauphiné (ancienne province française qui sera dissoute en 1790 et dont la capitale était Grenoble), ses ancêtres travaillaient dans le chanvre. Jacques Périer parvient  à s’élever jusqu’à acquérir une fabrique de toile à Voiron. Assez rapidement, il établit sa mainmise sur les environs en faisant travailler de nombreux petits ateliers ruraux. Il associe, au bout d’un certain temps, son fils Claude à ses affaires. Les deux hommes vont alors donner une dimension considérable aux entreprises de la famille. Ils décident de diversifier leurs activités en créant une banque, tandis que leurs manufactures passent à un stade de productivité supérieure. En 1775, à Vizille, Claude Périer établit une manufacture de papiers peints, qui deviendra, en 1779, une manufacture d’indiennes. Dans leur désir d’expansion, les Périer se rendent progressivement maîtres de plusieurs terres et de biens immobiliers dans le Dauphiné. Claude Périer établira son fief en 1780 dans le grand domaine de Vizille, lieu qu’il faudra garder en mémoire car un épisode prérévolutionnaire de très grande importance s’y déroulera en 1788; nous aurons à y revenir. Claude Périer est surnommé “Périer milord” en raison de sa très grande puissance, milord étant le titre que l’on donnait en France aux lords et pairs d’Angleterre. Le terme, par extension, a fini par désigner couramment tout individu extrêmement fortuné. Les Périer, au départ des paysans devenus ensuite petits artisans, se sont élevés rapidement aux toutes premières places de la bourgeoisie marchande, dont les activités confinaient à la production industrielle, à la finance et à la banque, à l’immobilier et aux revenus fonciers. Cependant, toutes les grandes familles bourgeoises ne s’illustrent pas dans des domaines aussi variés. La classe entrepreneuriale elle-même comprend, suivant ses activités, différentes catégories qui pouvaient dépendre de facteurs géographiques ou historiques.
La bourgeoisie financière. C’est elle qui tient le tout premier rang. On y trouve à la cime les fermiers généraux. Ce sont des individus qui s’associent afin de prêter de l’argent à l’Etat royal, en échange de quoi ils prennent ensuite à bail tous les 6 ans la perception - précisément à la place de l'Etat - des impôts indirects (taxes, droits de péage et d’octroi…). Ces fermiers généraux, qui ne sont que 40 hommes, représentent l’institution probablement la plus haïe de tout l’Ancien Régime, en raison de la dureté des impôts qu’ils font peser sur le peuple des campagnes et des villes. Dans son recueil de contes philosophiques Le monde comme il va publié en 1748, Voltaire les nommait joliment les “quarante rois plébéiens.” Ils s’organisent à l’intérieur de la Ferme générale, institution financière fondée en 1680 sous l’impulsion de Colbert, qui se définit comme une réunion d’individus s’associant pour prendre part aux affaires du roi. Elle durera officiellement jusqu’en 1780. Les fermiers sont généralement des banquiers, des fournisseurs aux armées ou encore des officiers de finance. Ces individus se tiennent dans les altitudes les plus raréfiées du Tiers Etat. Ils constituent une véritable “aristocratie bourgeoise”, et ils sont souvent liés à la noblesse par la participation à des affaires communes ainsi que par les intermariages. Ils tendent d’ailleurs à se confondre avec les aristocrates, certains d’entre eux connaissant du reste l’anoblissement. Leur rôle social est absolument immense. Ils font notamment figure de mécènes et se sont érigés en protecteurs des philosophes des Lumières. Albert Mathiez dit à leur propos fort justement que ces “financiers de premier ordre [...] rivalisent de magnificence avec les nobles les plus huppés.” La plupart d’entre eux cherchent à diversifier leurs revenus en investissant notamment dans les premières sociétés par actions. Associés à l’arbitraire, à l’exploitation et à la misère, ils se coucheront majoritairement sous la guillotine en 1793. A côté de ces financiers, nous trouvons encore le groupe des banquiers. Il s'agit d'individus à la pointe du monde de l’argent. Les plus influents d’entre eux sont ceux qui entretiennent des liens avec l’Etat royal, notamment les Laborde qui comptaient parmi les banquiers de la Cour. A la fin du XVIIIe siècle, les banquiers se multiplient à Paris. Seulement, il est intéressant de constater qu’il est question, en tout premier lieu, d’étrangers : il y a les Suisses protestants Clavier, Vernet, Perregaux (futur révolutionnaire et créateur de la Banque de France sous Napoléon) et surtout Jacques Necker dont nous avons déjà parlé et dont il sera maintes fois question par la suite, que l'on retrouvera à la tête des finances du gouvernement à plusieurs reprises. On trouve encore des banquiers hollandais, belges et anglais. Tout ce joli monde cosmopolite s’occupait prioritairement des emprunts d’Etat et finançait très peu l’industrie. Ils préféraient surtout tripoter et spéculer sur les lettres de change.
La bourgeoisie commerçante. Elle est particulièrement florissante dans les grandes villes portuaires, comme Bordeaux, Nantes ou bien La Rochelle, lesquelles se sont considérablement enrichies grâce au commerce colonial avec les Antilles et surtout Saint-Domingue (actuelle Haïti). Ces bourgeois des villes portuaires prennent également une part active dans un commerce des plus lucratifs et qui n’est autre que la traite négrière. Ils étaient donc des “trafiquants du bois d’ébène” comme on disait en ce temps. En 1768, les bourgeois commerçants bordelais se targuaient d’être en capacité de fournir aux îles d’Amérique quelque chose comme 1⁄4 de l’importation annuelle des Noirs de traite française. Les esclaves africains, qui étaient 40 000 dans les Antilles françaises vers la fin du XVIIe siècle, sont désormais plus de 500 000 en 1789. Le système était structuré selon une triangulation commerciale : depuis Nantes ou Bordeaux, les navires négriers gagnent les côtes du Golfe de Guinée, y apportant un certain nombre de marchandises, notamment des cotonnades, de l’eau-de-vie, de la poudre et des fusils, qu’ils troquent contre des esclaves, marchandise humaine alors terriblement coûteuse. Suivant le tonnage des bateaux, les armateurs pouvaient charger en moyenne 200 à 600 esclaves : il fallait compter un individu par tonneau, soit environ 1,5 m³ d’air. Une fois arrivés en Amérique, les armateurs procèdent au nettoyage et au “parfumage” des esclaves afin de les rendre présentables pour mieux les vendre. En 1720, un esclave valait quelque chose comme 900 livres et en 1784, la valeur moyenne de cette marchandise servile était passée à 3400 livres. Le prix de l’esclave pouvait varier en fonction d’un certain nombre de critères, notamment l’âge, le sexe, la densité musculaire… Saint-Domingue était une colonie particulièrement gourmande en esclaves, en raison des énormes besoins en main-d’œuvre exigés par ses plantations. Une sucrerie nécessitait, suivant sa taille, environ 150 à 500 esclaves. Un armateur pouvait atteindre, pour chaque expédition négrière, un bénéfice pouvant s’élever jusqu’à 300 ou 400%. La vente des esclaves permettait l’achat de produits coloniaux, dont la consommation était essentiellement urbaine. Les négociants bordelais, en 1771, importaient en valeur pour environ 112 millions de livres de café, 21 millions d’indigo, 19 millions de sucre blanc et pour 9 millions de sucre brut. Ces proportions sont considérables pour l’époque et le sucre ou le café étaient des marchandises alors chères et prisées, ce qui veut dire que leur abondance était synonyme d’enrichissement et d’élévation du niveau de vie. Avec la prospérité de ces marchands, les villes portuaires elles-mêmes s’agrandissent et s’embellissent. L’ingénieur agronome anglais Arthur Young visita la France entre 1787 et 1790, et il écrivit un journal de voyage qui constitue aujourd’hui une source de toute première importance sur la société du temps. Young s’est rendu dans cette ville enrichie par le commerce colonial et négrier et il en fut vivement impressionné. Il contemple la magnificence du Grand-Théâtre dont le coût a été, lui aurait-on dit, de 270 000 livres. Pour Young, la beauté de la ville surpasse largement Paris, et elle est à l’image du train de vie luxueux de ces grands marchands bordelais. La cité de Marseille, quant à elle, est spécialisée dans le commerce avec le Levant, dans lequel la France conservait le premier rang. Entre 1716 et 1789, le commerce colonial a tout bonnement quadruplé. La part du commerce colonial représentait ¼ de l’ensemble du commerce extérieur français en 1716, chiffre qui se porte à plus de 50% à la veille de 1789. Nous avons donc pu voir l'édification dans les villes portuaires et commerçantes de très grandes fortunes. Bonaffé, un armateur bordelais, possède, en 1791, une flotte conséquente de 30 navires et sa fortune personnelle est estimée à environ 16 millions de livres, ce qui est considérable à cette époque. Bonaffé appartient au groupe des négociants peut-être le plus influent, celui des armateurs. Ces individus finançaient la construction des navires ainsi que leur armement. Les armateurs diversifiaient souvent leurs activités au point d’être en même temps négociants, assureurs et banquiers. Les capitaux qui étaient investis dans le grand commerce maritime et colonial étaient tout à fait colossaux. C’est toute cette bourgeoisie commerçante aux activités variées qui fournira les principaux leaders du parti révolutionnaire qui cherchera à établir la suprématie de la bourgeoisie sur l’Etat et la société, sous la figure d’abord des monarchistes constitutionnels puis celle des Girondins, partis que l’on étudiera en lieu et place. Avec toutes ces richesses générées et concentrées, cette bourgeoisie urbaine commerçante acquiert des terres, signe suprême en ce temps de la supériorité sociale. Elle investissait également dans l’industrie naissante.
La bourgeoisie manufacturière et industrielle. Celle-ci, originellement, se dégage à peine du grand commerce. Elle est la classe capitaliste que Marx appelle “productive”, en cela que ses activités consistent précisément en la production de valeurs d’utilité sous la forme concrète de marchandises. Cette bourgeoisie était présente dans les campagnes car l’industrie rurale, notamment textile, s’était beaucoup développée au XVIIIe siècle, au point qu’il y avait déjà des milliers de paysans qui travaillaient, lors de la “morte-saison”, pour des négociants urbains qui leur fournissaient les matières premières. L’industrie textile se renouvelle à mesure que se développent des manufactures importantes, dans le cadre de ce que l’historien américain Franklin Mendels a appelé la proto-industrie. Le terme désigne des activités de production rurale, domestique et saisonnière combinées à du travail dans des ateliers et des fabriques rurales et/ou urbaines, dont le produit fini est destiné à des marchés extérieurs à la région de production. La proto-industrie a précédé et coexisté durant un certain temps avec l’industrialisation des pays d’Europe. Il y a la célèbre manufacture de drap à Abbeville appartenant à une famille hollandaise du nom de Van Robais, qui faisait travailler 1800 ouvriers dans ses ateliers et 10 000 paysans à domicile dans les campagnes alentour. Les fabriques lyonnaises étaient également très importantes et exerçaient une véritable emprise sur la région : elles distribuaient du travail dans les campagnes où des sous-traitants réalisaient à domicile le moulinage de la soie et, dans les faubourgs de Lyon, le tissage s’effectuait dans des ateliers qui étaient supervisés par 500 maîtres fabricants qui contrôlaient la production. Il s’agit là d’un cas typiquement proto-industriel, combinant travail artisanal et familial, allant jusqu’à mobiliser plus de 13 000 travailleurs. Il y a encore le cas de la manufacture Poupart de Neuflize à Sedan qui, à la veille de 1789, employait 14 000 ouvriers : les activités de filature se faisaient dans la campagne chez des travailleurs à domicile; le tissage s’opérait dans la proche campagne et dans les faubourgs de la ville; et les finitions se faisaient dans des ateliers de Sedan. En parallèle de ces évolutions, on assiste aux premiers développements de la grande industrie, notamment dans la métallurgie. La grande entreprise du Creusot naît, sous l’impulsion de la famille des de Wendel secondée par un ingénieur anglais du nom de William Wilkinson, dès 1782. Deux ans plus tard, il s’agit déjà d’une société par actions bénéficiant d’importants fonds privés et publics - avoisinant un capital de 10 millions de livres en 4000 actions valant chacune 2500 livres -, faisant travailler sous son commandement plusieurs centaines d’ouvriers et disposant de moyens de production très avancés pour l’époque : plusieurs machines à feu, quatre hauts fourneaux, deux grosses forges et la plus importante forerie d’Europe. Au même moment, le roi du fer se nomme Dietrich, lequel ne tardera du reste pas à devenir baron. Il possédait plusieurs usines à Niederbronn, Jaegerthal, Reichshoffen et Rothau. Son usine de Niederbronn mobilise à elle seule plus de 800 ouvriers. Ce baron Dietrich est alors à la tête du plus grand groupe industriel de France. Il y a encore la société par actions de la Compagnie des mines d’Anzin créée en 1757, qui fera travailler jusqu’à 4000 ouvriers dans ses ateliers. Certains nobles, nous l’avions évoqué lors de la première partie, prenaient part à cet entrepreneuriat industriel. En témoigne l’exploitation houillère de Littry en Normandie. Elle fut créée par un noble, le marquis de Balleroy, qui s’associa à un homme d’affaires parisien afin de mettre en place une société par actions de 80 parts. En 1789, les mines de Littry enregistraient un bénéfice net de 160 975 livres et un an plus tard, 196 428. Ces chiffres signifient qu’il s’agissait là d’une excellente affaire.

    Il convient peut-être ici de s’arrêter quelques instants sur ce qui vient d’être dit à propos de cette grande bourgeoisie industrielle. En apportant quelques chiffres, il est possible de mieux mesurer son essor économique en cette fin de XVIIIe siècle. Prenons par exemple quelques données relatives à l’évolution de la production dans les industries des textiles nouveaux et cotonnades (bien entendu, il existait une ancienne et importante production textile artisanale et manufacturière), de la métallurgie ou encore du charbon. Toutes trois constituaient des secteurs à très forte croissance selon Pierre Léon. Ce grand historien de l’économie - qui réalisa dans les années 1950 une thèse novatrice sur la naissance de la grande industrie au XVIIIe siècle dans la province du Dauphiné, laquelle passait pour être à la veille de 1789 la province la plus riche du royaume - a étudié, pour la période 1730-1830, les rythmes de la croissance industrielle française. Dans l’industrie charbonnière, on observe une augmentation de la production s’élevant, pour l’ensemble du siècle, à environ 800%. La seule production à Anzin a progressé, quant à elle, de 681% entre 1744 et 1789. La production de fonte accuse un accroissement de 72% entre 1738 et 1789 et ce chiffre se porte à 1100% pour la période 1738-1811. La production de drap en France, au cours du XVIIIe siècle, connaît une croissance de 61%. Concernant la fabrication de cotonnades dans la région rouennaise, une augmentation productive de 107% est enregistrée entre 1732 et 1766. Le chiffre d'affaires des manufactures d’indiennes de Mulhouse (les indiennes sont des tissus imprimés ou peints qui seront en vogue en Europe entre les XVIIe et XIXe siècles) augmente de 738% entre 1758 et 1786. Dans le Dauphiné, la production de soies moulinées - qui est une industrie ancienne mais fortement revivifiée par une importance accrue des capitaux investis - progresse de 400% en poids entre 1730 et 1767. Durant les années 1716-1787, la hausse des exportations des produits fabriqués est de 221%, et celle des exportations françaises globales est de 298%. Abstraction faite du commerce colonial, la part des matières premières industrielles dans les importations passe, entre 1716 et 1787, de 12 à 24%.¹⁰
    Ces chiffres mettent en lumière le fait que le capitalisme industriel a commencé en France dès la fin du XVIIIe siècle, et non au cours du XIXe, comme on l’a cru très longtemps. Ils témoignent en outre du poids de plus en plus important de la bourgeoisie dans la vie économique. Toutefois, aussi remarquable qu’ait pu être la force d’expansion de l’industrie naissante, l’influence de la croissance industrielle et manufacturière sur la croissance économique générale du royaume semble avoir été relativement modeste. De plus, cette croissance industrielle est très inférieure à celle enregistrée en Angleterre au même moment. Le capitalisme industriel français n’en était alors qu’à ses balbutiements. En cette fin de XVIIIe siècle, la France reste donc un pays à l’économie essentiellement agricole et artisanale. Cependant, la bourgeoisie dispose déjà de la plupart des moyens économiques lui permettant de s’inscrire dans une accumulation qui se voudrait infinie. Le grand enjeu pour elle, à la veille de 89, sera alors de tenter de s’emparer des leviers de commande de la machine politique qui sont encore entre les mains de la noblesse.
    Dans un prochain article sur les structures mentales des individus à la veille de 1789, nous verrons comment la bourgeoisie commerçante et industrielle de cette époque, et même plus largement la bourgeoisie, interprète tous ces changements - dans lesquels elle prit la part la plus active - qui sont en cours dans la vie économique. Nous verrons comment s’est réalisée, dans l’esprit de ces individus, les premières formes d’une conscience bourgeoise, ce qui nous aidera à saisir plus finement le rôle qu’ils auront dans la révolution.

La bourgeoisie libérale

    La bourgeoisie libérale forme un groupe très diversifié. Il est celui qui fournira au Tiers ses principaux interprètes et idéologues durant la Révolution. L’ascendance originelle de ces bourgeois libéraux était là encore marchande et le capital primitif provenait du profit. Appartiennent à cette catégorie tous les titulaires d’offices, de justice comme de finance, qui ne confèrent pas la noblesse. Au premier rang des professions libérales proprement dites, on trouve les professions juridiques : procureurs, huissiers, notaires, avocats. Ces carrières qui paraissent prestigieuses dans nos sociétés contemporaines n’avaient pas le même brillant du temps de l’Ancien Régime, et il en va de même pour celle de médecin. Les médecins sont rares et jouissent alors de bien peu de considération, excepté quelques hommes devenus célèbres, comme les docteurs Tronchin et Guillotin, ce dernier étant l’inventeur de l’instrument de mort formé à partir de son nom et qui sera si symbolique de la Révolution française. Dans les petites villes, les médecins sont le plus souvent des apothicaires et parfois, le chirurgien de la ville pouvait être, en même temps, le barbier. Il y a encore les professeurs. Ceux-ci ont encore moins d’importance sociale sur le plan symbolique, excepté quelques hommes de renom, tels les enseignants que l’on trouve au Collège de France ou dans les facultés de droit et de médecine. De tels professeurs étaient fort peu nombreux. La plupart des laïques qui enseignent sont généralement des petits maîtres d’école ou des précepteurs à domicile. Il y a encore les hommes de lettres, les pamphlétaires et les nouvellistes (journalistes) mais ils sont relativement peu nombreux à Paris. Parmi la génération des individus qui ont fait la révolution, certains ont tenté de devenir des hommes de lettres à succès, notamment Mirabeau ou Robespierre.
    En France, on peut estimer le groupe des professions libérales parmi les effectifs de la bourgeoisie à quelque chose entre 10 et 20%. L’existence de parlements dans certaines villes explique la présence de nombreux hommes de loi. A Grenoble, ils représentent 13,8% de la population bourgeoise totale. Ils forment environ 10 à 20% des habitants bourgeois de Toulouse et à Pau, sur les 9000 âmes que compte la ville, 200 exercent une profession libérale. Les conditions sociales de ces individus sont ici encore fort diverses, leurs traitements et leurs honoraires pouvant varier fortement d’un individu à l’autre. Si certains parviennent à une certaine aisance, d’autres connaissent un sort bien plus modeste. Le trait commun entre tous ces bourgeois libéraux résidait dans leur train de vie somme toute assez simple et surtout dans l'acquisition d'une culture intellectuelle particulièrement élevée. La plupart sont des adeptes des idées philosophiques des Lumières, comme nous le verrons plus tard. Cette fraction libérale de la bourgeoisie, les hommes de loi en premier lieu, vont jouer un rôle considérable en 1789. Il n’est d’ailleurs pas exagéré d’affirmer qu’ils auront même, à côté de quelques grands aristocrates éclairés et charismatiques, le premier rôle. Des personnages révolutionnaires de premier plan comme Danton, Vergniaud ou Robespierre en sont issus. Les bourgeois des professions libérales seront en somme les interprètes des idées de la bourgeoisie et ils fourniront une grande partie du personnel révolutionnaire.

La petite et moyenne bourgeoisie artisanale et boutiquière

    Cette petite et moyenne bourgeoisie urbaine vit elle aussi, comme la grande bourgeoisie d’affaires, du profit, quoiqu’il s’agit là de quelque chose de bien moins conséquent. Ces deux catégories - grande bourgeoisie d’affaires et moyenne et petite bourgeoisie artisanale et boutiquière - détiennent les moyens de production, et constituent, à elles deux, environ les ⅔ du contingent bourgeois global. La différence fondamentale entre elles, c’est la part du travail et celle du capital qui entrent dans la composition de leurs activités : pour l’artisanat et la boutique, à mesure que l’on descend dans l’échelle sociale, la part du capital était de moins en moins importante et le revenu provenait essentiellement du travail. L’observation de nombreux maîtres artisans ou boutiquiers, en raison de leur niveau de vie et de leurs revenus modestes, nous fait ainsi passer insensiblement aux classes populaires proprement dites. La petite bourgeoisie artisanale et boutiquière est une catégorie sociale liée par essence aux formes traditionnelles de l’économie, au petit commerce et à l’artisanat, encadré par les structures corporatives et caractérisée par la dispersion des capitaux et de la main-d'œuvre que l’on trouve disséminée dans de petits ateliers, lesquels se confondaient du reste souvent avec le domicile même du maître. La technique y est routinière et l'outillage tout à fait médiocre.
    La production artisanale était encore très importante à la fin de l’Ancien Régime. Seulement, les transformations des techniques de production et d’échange qui étaient alors en train de s’opérer avec la montée en puissance de la bourgeoisie commerçante et industrielle, avaient pour effet d’entraîner une crise des formes traditionnelles de l’économie des villes. Au régime corporatif qui protégeait les artisans ainsi que leurs compagnons et apprentis, s’opposaient les conceptions du libéralisme économique et de la libre concurrence promues par les grands bourgeois. De fait, entre ces deux franges de la bourgeoisie, le jeu n’était pas égal, et les antagonismes économiques et politiques seront particulièrement aigus durant la révolution. A la fin du XVIIIe siècle, le mécontentement est palpable chez la plupart des artisans. Les uns voient leurs conditions d’existence s’aggraver progressivement, tandis que d’autres sont réduits désormais au rang de salariés. Leur paupérisation progressive était due à l’emprise croissante des marchands. Celle-ci se traduisait par la généralisation du travail à domicile réalisé par des artisans sous-traitants - et des paysans lors des saisons froides - au profit de grands marchands-négociants qui leur fournissaient les matières premières et qui se rendaient propriétaires du produit fini qu’ils commercialisaient ensuite. Soboul dresse le portrait de cette inexorable évolution économique dont est victime en premier lieu l’artisan :

Artisanat dépendant : le maître [artisan] travaillait ici dans les mêmes conditions techniques; mais économiquement et socialement, le moteur de la production était le «marchand», «négociant» ou «fabricant», qui seul disposait de l’organisation commerciale capable d’acquérir la matière première et d’atteindre les marchés lointains. Le maître n’était plus qu’un façonnier qui dépendait du marchand dispensateur d’ouvrage. Cette structure caractérisait en particulier l’industrie textile. Elle s’était développée à partir de la fin du XVIe siècle à Lyon, dans la soierie, et dans de nombreuses villes où l’on tissait le drap et la toile, Amiens, Beauvais, Rouen… Le régime corporatif servit ici de cadre au développement du capitalisme commercial.¹¹

    Les artisans étaient donc hostiles à cette nouvelle forme d’organisation capitaliste de la production qui était en train d’émerger et qui rimait de plus en plus avec leur dégradation sociale. A Lyon, vers 1789, on comptait 400 marchands détenteurs des capitaux qui donnaient de l’ouvrage à 6000 maîtres artisans, lesquels employaient modestement quelques compagnons et apprentis dans leurs ateliers; et la plupart d’entre eux mobilisaient en outre des membres de leur propre famille. Ces maîtres-artisans lyonnais de la soie, plus connus sous le nom de canuts (appellation célèbre en raison de la Révolte des Canuts durant les années 1830-1840), tendent donc à devenir des salariés. Ils mènent une existence difficile et triment durement aux côtés de leurs employés, tandis qu’en face d’eux, les 400 marchands, qui sont à la tête de la production, accaparent l’immense partie des 60 millions de livres de production annuelle moyenne réalisés entre 1770 et 1787¹². Les artisans salariés, eux, sont dans la tourmente. En 1769, un tisseur pouvait gagner environ jusqu’à 35 sous par jour, sa femme, elle, peut-être 15 sous. Il fallait avec cela s’acquitter du loyer, se nourrir et se vêtir, se chauffer, éduquer les enfants. Ce salaire n’était pas perçu lors des jours chômés, et ils étaient nombreux car les jours ouvrables étaient à l’époque seulement de 284 : 81 jours durant, pas de salaire. Il est alors aisé d’imaginer que les artisans sont partisans, non de la liberté économique ardemment souhaitée par les capitalistes, mais bel et bien de la réglementation et de l’encadrement anciens des rapports économiques, censés les protéger. Pour comprendre cet état d’esprit, il n’est qu’à regarder les variations, au cours du XVIIIe siècle, des revenus des artisans : elles s'accentuent suivant la part du travail et celle du capital au sein de leurs ateliers. La plupart des artisans évoluaient progressivement vers le paupérisme. Un petit nombre seulement était parvenu à s’élever socialement. La hausse des revenus de ces quelques artisans enrichis correspondait à la hausse générale des prix (nous avions parlé en première partie du phénomène de l’inflation sur lequel nous reviendrons plus en détail dans un prochain article). Ils produisaient des marchandises pour une clientèle aisée qui avait les moyens de consommer malgré l’enchérissement. Ce faisant, ils tiraient profit de la hausse des prix de leurs produits. Il y a l’exemple de Pierre Damoye, ce petit-fils de paysans devenu le marchand-fabricant des carrosses les plus prisés de Paris et dont la fortune personnelle dépassait les 250 000 livres¹³. Toutefois, bien plus nombreux étaient les artisans travailleurs, et pour eux l'inflation était chose durable et difficile. Ils sont dans une situation de dépendance et vivent de leur salaire, que l’on appelait alors le tarif. Celui-ci étant fixé depuis longtemps et fortement maintenu par les corporations, ils devaient, en principe, garder plus ou moins le même salaire nominal (exprimé en valeur numérique et monétaire). Ils étaient alors victimes tout au long du XVIIIe siècle de l’écart croissant entre la courbe des prix qui évoluait en fonction de l’inflation et leurs revenus. Alors, même si le salaire nominal venait à augmenter, le salaire réel (exprimé en pouvoir d’achat effectif), quant à lui, allait inexorablement en diminuant. Ces petits artisans et artisans-travailleurs, qui étaient de plus en plus nombreux du reste, subissaient donc la baisse générale du revenu qui caractérisait les classes populaires urbaines du XVIIIe siècle, si bien qu’ils tendaient progressivement à se confondre avec elles. Jean-Paul Bertaud synthétise assez bien ce propos et le déborde même : “le monde innombrable des maîtres de métier, d’échoppe, d’atelier et de boutique, au travail réglé par les corporations. Ils besognent souvent aussi durement que les quelques compagnons qu’ils emploient, accusant le marchand fabricant qui leur fournit la matière première, leur enlevant le produit fini, de les tromper sur le «tarif», sur le prix, s’inquiétant des prix atteints sur le pain, prêts à se joindre ou à guider leurs salariés dans l’émeute.¹
    Les boutiquiers, eux, connaissent, selon les villes, un sort quelque peu meilleur que celui des artisans. L’historien Jean Sentou a étudié la répartition des fortunes en fonction des groupes sociaux à Toulouse sous la Révolution. Il montre que la fortune générale parmi les marchands et boutiquiers était d’environ 2000 livres au moment du mariage et de plus de 16 000 au moment du décès. Cette fortune moyenne laissée par les boutiquiers toulousains représente le double de celle laissée par les artisans de la même ville, environ 8000 livres¹⁵.
    On voit ainsi au sein même de la classe artisanale productive des luttes économiques et des disparités plus ou moins importantes entre les différents agents. De la petite et moyenne bourgeoisie artisanale au prolétariat, les nuances étaient nombreuses, tout comme les antagonismes. Il est même d’ailleurs tout à fait impossible de préciser nettement où commencent et où s'arrêtent les limites entre ces catégories. Soboul dit à ce propos fort justement que “la production artisanale qui dominait encore et le système boutiquier des échanges ménageaient des transitions insensibles du peuple à la bourgeoisie.¹⁶” Dans cette société d’Ancien Régime, rien n’était limpide et les catégories sociales englobées sous le terme général de Tiers Etat n’étaient donc pas définitivement tranchées. Néanmoins, les rapports entretenus entre elles permettent d’y voir un peu plus clair : on remarque par exemple la manifestation d’un certain mépris de la part des petits ou moyens bourgeois artisans à l’égard de leurs travailleurs. En témoignent les célèbres propos de l’épouse du député révolutionnaire Lebas, qui était également la fille du maître artisan menuisier Duplay, lequel était l’hôte de Robespierre dont il était un fervent admirateur. Ce Monsieur Duplay, au dire de sa fille, était très soucieux de sa dignité bourgeoise, et fort de cette morgue sociale, il n’aurait jamais pu souffrir d’avoir à sa table l’un de ses “serviteurs”, ce terme étant celui qu’il employait pour qualifier ses ouvriers. Cet exemple montre la distance qui sépare les petits ou moyens bourgeois, futurs jacobins révolutionnaires, des travailleurs et petits artisans paupérisés devenus salariés, ceux-là même qui deviendront par la suite ces militants révolutionnaires sans-culottes qui œuvreront passionnément à l’édification d’un idéal de stricte égalité sociale. Parmi eux, il y eut des individus comme Jean-Nicolas Decouste, coiffeur au Palais-Royal, Antoine Berthelot, maître maçon près du Louvre, Joseph Feneaux, cordonnier au faubourg Saint-Martin ou encore Clauzel, bonnetier aux Halle¹⁷. On entrevoit déjà la complexité des liens entre les individus au sein des différentes catégories bourgeoises, ce qui laisse entrevoir les rapports politiques difficiles et opposés entre eux une fois qu’ils seront immergés dans la révolution. Les relations entre acteurs de la révolution, d’une façon beaucoup plus générale, sont multiples et sans cesse mouvantes et il conviendra d’en restituer toute la complexité.

    Toutes ces dénominations, qui consistent à tenter de déterminer la qualité bourgeoise ou non de tous ces individus de l’époque, ont donné lieu à d’intenses débats historiographiques et sociologiques au cours du XXe siècle, notamment entre les penseurs marxistes et leurs adversaires. L’un des enjeux était de parvenir à déterminer si l’Ancien Régime présentait les caractères d’une société régie par des rapports de classe et si les révoltes populaires étaient des manifestations épiphénoménales de quelque esprit révolutionnaire. Il y eut par exemple le fameux débat entre l’historien soviétique Boris Porchnev et l’historien et économiste français Roland Mousnier, le premier soutenant que les révoltes populaires dans la France du XVIIe siècle s'inscrivent dans le cadre de la théorie de la lutte des classes proposée par Marx et Engels dans le célèbre Manifeste de 1848. L’un des plus brillants disciples de Mousnier, Yves-Marie Bercé, prolongera ce débat en proposant l’idée selon laquelle la société d’Ancien Régime n’était pas structurée par la lutte des classes, comme elle le sera au XIXe siècle avec la constitution du mouvement ouvrier, mais par des rapports entre les ordres. Pour Mr Bercé, les couches populaires urbaines et paysannes d’Ancien Régime ne sauraient être confondues avec des prolétaires ayant conscience de s’inscrire dans une quelconque lutte des classes. Ils n’avaient pas, selon lui, une conscience de classe et ils n’entendaient pas abattre la société monarchique en hâtant un hypothétique Grand Soir. Ce débat s’est étendu et transporté dans le champ de l’historiographie de la Révolution française elle-même, notamment à travers la confrontation entre, d’un côté, les historiens marxistes ou marxiens ou plus ou moins proches des conceptions marxiennes sinon socialisantes, tels Albert Soboul, Claude Mazauric ou encore Michel Vovelle (eux-mêmes affiliés, pourrait-on dire, à d’illustres prédécesseurs comme Albert Mathiez ou Georges Lefebvre) et, de l’autre, des historiens comme François Furet et Mona Ozouf. On a alors beaucoup discuté sur le caractère bourgeois ou prolétarien de certains épisodes de la Révolution française, notamment à travers le rôle des sans-culottes et sur l’existence ou non d’une lutte des classes entre eux et les Girondins en 1793. Nous reviendrons sur ces débats dans de prochains articles.
    La crise va mobiliser les divers groupes de l’artisanat qui fourniront l’essentiel des cadres de la jacobinerie et de la sans-culotterie urbaine, groupes qui joueront un rôle crucial lors des grandes journées révolutionnaires, qu’il s’agisse aussi bien de la prise de la Bastille que de la chute de la royauté et de la proclamation de la République en août 1792. Nous aurons l’occasion de voir cela prochainement.

Conclusion

    Nous sommes ainsi passés de la haute bourgeoisie d’affaires à la moyenne bourgeoisie libérale, pour enfin terminer par la moyenne et petite bourgeoisie artisanale et boutiquière, celle-là même dont de nombreux membres se confondent de plus en plus et même tout à fait avec les classes populaires paupérisées et prolétarisées de la fin du XVIIIe siècle.
    Cette transition étant faite, il ne nous reste plus qu’à terminer cette exploration verticale de la société d’Ancien Régime en présentant les classes populaires urbaines et la paysannerie, toutes deux constituant pour ainsi dire la masse qui produit la majeure partie des richesses et sur laquelle la société d’Ancien Régime s’engraisse et se repaît; toutes deux étant désignées généralement par le vocable peu flatteur à l’époque de “peuple”.

Intérieur bourgeois du XVIIIe siècle. Une femme bourgeoise est assise et contemple une affiche quelconque. Derrière elle sur la gauche, son mari, un bourgeois grassouillet et bien fait de sa personne. Derrière eux deux, un marchand d'art ou un colporteur de condition sociale bien plus modeste. Dans la pièce du fond, deux femmes domestiques dont l'une est assise sur une chaise et l'autre debout. Le contraste entre les deux pièces est saisissant : le salon où sont le couple bourgeois et le colporteur est lumineux, des tableaux sont accrochés au mur, et un lustre pend au plafond. Dans la salle du fond, on dirait une cuisine.
"Les conditions bourgeoises de la production et du commerce, les rapports de propriété bourgeois, la société bourgeoise moderne, qui a fait éclore de si puissants moyens de production et de consommation, ressemble à ce magicien, désormais incapable d’exorciser les puissances infernales qu’il a invoquées."
Karl Marx

1 Albert Mathiez, La Révolution française, Paris, Bartillat (3e édition), 2012, p.35.
2 Albert Soboul, La Révolution française, Paris, Gallimard, 1982, p.68.
3 Idem.
4 Voltaire, Le monde comme il va, dans Œuvres de Voltaire, vol. XXXIII, Paris, Lefèvre, 1829, p.12.
5 Albert Mathiez, op.cit., p.35.
6 Arthur Young, Voyages en France, pendant les années 1787-88-89 et 90, tome 1, Paris, Buisson, 1794, pp. 152-157.
7 Albert Mathiez, op.cit., p.34.
8 Raymonde Monnier dans Dictionnaire historique de la Révolution française, Paris, PUF, 2021 (5e édition), pp.708-709.
9 Albert Soboul, La civilisation et la Révolution française, I/ La crise de l'Ancien Régime, Paris, Arthaud, 1970, p.338.
10 Pierre Léon, «L’industrialisation de la France en tant que facteur de croissance économique du XVIIIe siècle à nos jours», in Contributions. Première conférence internationale d’histoire économique, Stockholm, 1960, Paris, Mouton, pp. 35-83.
11 Albert Soboul, op.cit., p.287.
12 Ibidem, p.319.
13 Jean Paul Bertaud, La Révolution française, Paris, Perrin, 2004, p.19.
14 Idem.
15 Jean Sentou, Fortunes et groupes sociaux à Toulouse sous la Révolution. Essai d’histoire statistique, Toulouse, Privat, 1969, chiffres repris dans Albert Soboul, La civilisation et la Révolution française… p.288.
16 Albert Soboul, La Révolution..., p.75.
17 Jean-Paul Bertaud, op.cit., p.20.

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