Troisième Méditation Métaphysique : Le problème du critère – les questions de la 3ème méditation.

par - avril 27, 2023

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    La radicalité du doute de la 1er Méditation et l’évidence de l’ego pensant dans la 2nd nous ont laissé au seuil d’un nouveau danger métaphysique, celui du solipsisme. Le solipsisme est l’état dans lequel se trouve le sujet pensant lorsqu’il est à lui-même sa seule certitude, autrui autant que le monde n’étant que des représentations problématiques. La primauté fondamentale de l’ego dans tout acte de jugement risque de coïncider avec un isolement radical du sujet et son éloignement définitif du monde. De ce fait, loin de fonder la science, l’évidence de l’ego pourrait être l’obstacle même à la réalisation de celle-ci. C’est pour cette raison que la recherche métaphysique doit être poursuivie ; notamment pour parvenir à la connaissance et la certitude d’un être distinct du nôtre, unique moyen pour décloisonner l’égo et établir la validité d’une science.

Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j’effacerai même de ma pensée toutes les images des choses corporelles, ou du moins, parce qu’à peine cela se peut-il faire, je les réputerai comme vaines et comme fausses ; et ainsi m’entretenant seulement moi-même, et considérant mon intérieur, je tâcherai de me rendre peu à peu plus connu et plus familier à moi-même.

    Alors que l’analyse a permis de montrer la certitude de l’ego, s’affirmant chaque fois que nous pensons, elle n’a pas encore permis de lever le doute concernant l’existence des autres objets. Parvenir à un être certain et indubitable n’implique aucunement que les autres figures du doute soient levées. À ce stade, je ne serais qu’un ego certain de lui-même en tant que chose pensante, doutant de tous les corps qui lui font face, émettant l’hypothèse d’un Dieu trompeur faisant de toutes nos sciences des chimères sans fondement au-delà de notre activité de jugement. Dès lors, pour recommencer cette nouvelle méditation, il faut prendre le risque de se découvrir enfermés en soi-même. Il faut donc, pour respecter l’ordre des raisons, repartir de soi, reprendre l’introspection pour éventuellement trouver une voie vers la connaissance véritable d’autres objets. Reprenons donc la recherche, rejoignons l’ego pensant et évaluons ce qui caractérise cette certitude :

Maintenant je considérerai plus exactement si peut-être il ne se retrouve point en moi d’autres connaissances que je n’aie pas encore aperçues. Je suis certain que je suis une chose qui pense ; mais ne sais-je donc pas aussi ce qui est requis pour me rendre certain de quelque chose ?

    Descartes se place au sein de l’ego, donc de la certitude de soi, et cherche à savoir s’il a étudié et expliqué tous les éléments positifs de cette première vérité acquise - si peut-être il ne se retrouve point en moi d’autres connaissances que je n’aie pas encore aperçues. Descartes ne se contente pas ici de reprendre les acquis de la méditation précédente, il change l’orientation de son regard et se demande, au sein même de l’expérience qu’il fait de l’ego, ce qui est requis pour me rendre certain de quelque chose. Il ne reprend pas l’objet même de l’ego, mais cherche plutôt à comprendre ce qui, dans la connaissance de l’ego, caractérise la connaissance et la vérité. De la représentation de l’ego, nous passons ainsi au questionnement quant aux caractéristiques de la certitude. Outre que l’ego est certain en tant qu’il est indubitable, c’est-à-dire qu’il renverse toutes les figures du doute, qu’est-ce qui caractérise cette certitude et cette vérité ? Pour reformuler, car le point est fondamental et nous ouvre à une avancée considérable dans l’ordre des raisons : lorsque nous considérons ce cogito, quel est le signe distinctif de sa vérité¹ ?

Dans cette première connaissance, il ne se rencontre rien qu’une claire et distincte perception de ce que je connais ; laquelle de vrai ne serait pas suffisante pour m’assurer qu’elle est vraie, s’il pouvait jamais arriver qu’une chose que je concevrais ainsi clairement et distinctement se trouvât fausse. Et partant il me semble que déjà je puis établir pour règle générale (regula généralis), que toutes les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement, sont toutes vraies.

    En reprenant la première connaissance de l’ego, Descartes déduit les principaux éléments qui caractérisent une pensée vraie. Lorsque le malin génie transformait absolument tous nos objets de pensée en erreurs, nous sommes apparus comme le sujet agent, nécessaire à son existence, partant indubitable, et logiquement antérieur à son action. À la suite, lorsque nous réfléchissions à la détermination précise de l’ego, nous l’avons conçu comme un sujet pensant au travers de son attribut essentiel - la pensée, c’est-à-dire que nous nous connaissons comme évident au travers de l’attribut pensée. Au seuil de la conscience, l’ego est certain de son existence car il s’apparaît dans l’évidence. Et cette évidence, loin d’être une simple représentation immédiate dénuée de caractère précis est selon Descartes une perception claire et distincte.
    Il faut insister sur la formule négative de Descartes : lorsque je parviens à m’abstraire de la créance que j’ai de tous les objets de mes représentations, lorsque je parviens à l’ego au travers de sa seule cogitatio, alors je n’atteins rien d’autre qu’une perception claire et distincte de l’ego. L’ego est certain de son existence car il s'apparaît avec évidence dans une perception claire et distincte de sa propre existence - l'évidence est ainsi à elle-même son propre critère puisqu’elle coïncide avec une perception claire et distincte de ce qui est connu.

    Avant d’expliquer ces caractères de la clarté et de la distinction, précisons la différence entre la conception cartésienne de la vérité et la conception « réaliste » de la vérité, communément nommée « vérité adéquation ». Selon cette définition de la vérité, est vraie une proposition qui énonce que ce qui est est, ou que ce qui n’est pas n’est pas². On nomme cette vérité « adéquation » puisque c’est l’adéquation ou la non-adéquation de la pensée avec l’être qui déterminent la valeur du jugement énoncé. La vérité est ainsi une valeur logique, propre à la pensée, qui résulte de la conformité de la pensée avec le réel. La conception commune de la vérité adéquation fait de l’être le critère de la conformité et de la vérité (de rem ad voce)³ car c’est l’état de fait dont on parle qui détermine la valeur de la pensée ; ainsi, si l’état x que nous jugeons est bien tel que nous le jugeons, alors le jugement est vrai, si l’état x n’est pas tel que nous le jugeons, alors le jugement est faux.
    Cette conception de la vérité adéquation que nous faisons généralement remonter à Aristote n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes qui sont au cœur même de la redéfinition cartésienne de la vérité. En effet, en partant du principe de l’adéquation entre la pensée et l’être, nous n’expliquons pas comment deux domaines hétérogènes tels que la pensée et l’être peuvent être adéquats et identiques alors qu’ils n’ont rien en commun. Au point de vue logique, cette conception menace aussi la pensée d’une régression à l’infini ruineuse puisqu’il faudrait toujours pouvoir rendre compte de l’adéquation entre la pensée et le réel à partir d’une pensée supplémentaire. Enfin, elle pose nécessairement la question du critère : comment savoir que nous coïncidons avec l’objet s’il est par définition extrinsèque à l’ordre dans lequel nous le concevons ? Au contraire, la conception cartésienne consiste à se détourner d’une chimérique preuve d’adéquation entre notre pensée et le réel pour fonder la vérité uniquement dans l’ordre de la pensée et rechercher les critères inhérents à une pensée véritable. Pour reprendre Denis Kambouchner, toute l’ambition cartésienne consiste en la matière à substituer le rapport de l’esprit à ses représentations au rapport de l’esprit à l’être, et il s’agit de déterminer toute une gamme de rapports de l’esprit à lui-même susceptibles de discriminer entre la vérité et l’erreur.
    L’expérience du cogito montre ainsi que la vérité par excellence est une certitude indubitable qui s’acquiert dans une perception claire et distincte où l’objet vrai est évident par lui-même indépendamment de toute relation à un réel ou un ordre extérieur à la pensée. Le cogito exprime de manière exemplaire la nouvelle conception de la vérité : la vérité est le propre d’une perception évidente qui possède en elle-même les raisons de la certitude et qui réside dans la clarté et la distinction.

Clarté et distinction

    Maintenant, expliquons ces deux critères pour préciser la nature de cette évidence. (i)-Lorsque nous parlons d’une perception nous pouvons la dire claire ou obscure, la première exprime une luminosité parfaite permettant de voir ce qui se trouve dans le champ visuel, la seconde coïncide avec l’absence de visibilité. Pour bien comprendre cette première clause de clarté, faisons un détour par la conception aristotélicienne de la lumière : dans son De Anima, Aristote définit la lumière comme l’acte du diaphane (milieu) au travers duquel nous pouvons percevoir ; la lumière est ainsi la réalisation préalable et nécessaire du milieu au travers duquel il peut y avoir des couleurs visibles et des perceptions visuelles. De même, lorsque Descartes fait du premier critère de l’évidence une représentation claire, il insiste sur la présence à soi et l’attention consciente du sujet qui perçoit. Comme la lumière aristotélicienne doit actualiser le diaphane pour que des objets soient visibles et que les âmes perçoivent les couleurs, dans la perception claire et distincte de Descartes, le sujet est présent à lui-même, attentif, et parvient à concevoir précisément ce qu’il perçoit. Descartes écrit au §45 du premier livre des Principes :

J’appelle claire celle qui est présente et manifeste à un esprit attentif.

    Ainsi, lorsque je perçois consciemment et attentivement un objet, je le perçois clairement, j’ai la conscience de le percevoir tel que je le perçois. À l’inverse, si j’ai une perception obscure, c’est que je ne parviens pas à être attentif à l’objet que je perçois et que je ne parviens pas à discriminer cette perception d’une autre.

    (ii)-Cependant, la clarté n’est pas suffisante pour caractériser l’évidence et la vérité. En effet, nous pouvons avoir une perception tout à fait vive sans pouvoir en rendre raison et sans savoir ce qu’elle est, ni même d’où elle nous vient. Ceci s’exprime parfaitement lorsque nous disons que nous sommes « aspirés » dans une perception ou une pensée. C’est par exemple le cas d’une douleur lorsque nous sommes subjugués par ce sentiment sans savoir d’où il nous vient ni même ce qu’il signifie (Principes, §46). À la clarté doit donc s’ajouter la distinction objective susceptible de déterminer tout ce qui est le propre de l’objet perçu et de le discriminer de tout autre objet. À la différence de la confusion qui ne permet pas de distinguer entre ce qui est propre à l’objet perçu et à un autre, qui ne permet pas d’analyser les éléments perçus pour établir l’identité de l’objet, la distinction écarte de l’idée tout ce qui n’appartient pas intrinsèquement à la chose perçue. Descartes explique au §45 des Principes :

Distincte, celle (la perception) qui est tellement précise et différente de toutes les autres, qu’elle ne comprend en soi que ce qui paraît manifestement à celui qui la considère comme il faut.

    Une perception distincte est une perception d’identité qui conçoit tous les prédicats qui conviennent à la chose perçue, susceptibles de la définir et de la discriminer de toutes les autres. Pour filer la métaphore, si nous considérons la clarté comme le fait pour la représentation d’être illuminée, c’est-à-dire d’être consciente et de percevoir ce qui apparaît, la distinction permet d’établir précisément ce qui est vu et ce qui le distingue de tous les autres termes du champ visuel. En signalant que la distinction est le propre de celui qui considère un objet comme il faut, Descartes précise que la distinction nécessite un travail de compréhension noétique.

    (ii)-Prenons pour exemple la substance pensante qui est selon Denis Kambouchner l’objet typique de la clarté et de la distinction¹⁰ : lorsque nous avons établis que l’ego avait pour attribut principal la pensée, nous avons du même coup distinguer entre l’ego pensant et tous les autres objets, c’est pourquoi nous étions capable d’identifier l’ego pensant à l’exclusion de toutes les autres définitions (un corps ; une âme dans un corps ; un souffle vital ; une mémoire etc).
    (ii)-L’exemple d’un triangle permet aussi de comprendre la différence entre la seule clarté et la distinction : je peux me représenter un triangle de manière claire, en avoir une image, pouvoir en produire le tracé par mon imagination, sans pour autant avoir une perception distincte de cette représentation iconique du triangle. À la représentation claire du triangle dans l’imagination, doit s’ajouter la distinction logique, c’est-à-dire la compréhension des prédicats essentiels au triangle qui permettent de le discriminer de toutes les autres figures géométriques. Ainsi, la distinction correspond à une représentation d’objet qui possède les attributs permettant de discriminer l’objet conçus de tous les autres.

    Loin d’être une solution paresseuse qui mènerait à une sorte d’intuitionnisme idéaliste, la conception cartésienne nécessite un travail rigoureux pour établir précisément l’identité de ce que nous percevons en la discriminant de tout autre objet¹¹. Descartes insiste toujours sur la difficulté à atteindre de telles perceptions ; avant d’avoir philosophé, d’avoir réfléchi sur nos représentations et d’avoir conçu tout ce qu’il y a de dubitable et d’incertain dans nos créances, il se pourrait que nous n’ayons jamais eu l’occasion d’avoir une seule perception claire et distincte :

Il n’appartient qu’aux personnes sages de distinguer entre ce qui est clairement conçu et ce qui semble et paraît seulement l’être. 7èmes objections et réponses aux Méditations Métaphysiques.¹²
 

Une première règle ?

    Descartes met ainsi à jour les conditions de la certitude en définissant l’évidence comme critère de l’idée vraie. L’évidence est l’expérience subjective d’un objet indubitable en tant qu’il se donne dans une perception claire et distincte. De ce fait, nous avançons d’une étape puisque nous avons d’une part l’objet de la certitude et d’autre part une description du critère de vérité. Tirant cette conclusion Descartes écrit :

Et partant il me semble que déjà je puis établir pour règle générale (regula généralis), que toutes les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement, sont toutes vraies.

    Voilà la première règle de la méditation : toutes les fois que je conçois un objet clairement et distinctement, alors ma conception est vraie et certaine à la manière dont l’ego est véritable. Dit autrement, de la même manière que l’ego conçu existe nécessairement, le critère du clair et distinct doit nous permettre de passer – avec méthode – de la conception d’un objet à sa connaissance.

    La notion de règle est considérable pour la philosophie cartésienne. Sans entrer dans les détails, il nous suffit de rappeler que l’une des premières œuvres non publiées par le philosophe s’intitulait Règles pour la direction de l’esprit-Regulae ad directionel ingenii, écrit vraisemblablement vers 1628, où il donne un certain nombre de règles afin de produire une sagesse universelle fondée sur l’intuition claire et évidente des objets (Régula III)¹³. Plus précisément encore, dans son Discours de la Méthode, Descartes se donne un ensemble de règles, à la fois pour la fondation d’une connaissance certaine, et pour la poursuite de l’existence dans ce que nous nommons la morale par provision. Dans ce contexte, que ce soit les quatre règles de la méthode pour la poursuite des vérités, ou les règles pour mener sa vie, il s’agit toujours d’un ensemble de prescriptions provisoires afin de réaliser une fin quelconque. La règle est ainsi une maxime du comportement ou de la pratique, qu’elle soit technique, morale, intellectuelle, que l’on s’efforce de suivre en cela que nous la prenons comme moyens nécessaires à la réalisation d’une fin. En articulant plusieurs règles selon un ordre systématique et réfléchi, nous fondons alors une méthode qui doit permettre de réaliser ce que l’on recherche¹⁴.
    Pour revenir à notre texte des Méditations, Descartes affirme comme règle générale qu’un objet clair et distinct est certain et véritable. Par cette première règle, les Méditations Métaphysiques rejoignent la deuxième partie du Discours de la Méthode où Descartes explique les quatre règles nécessaires pour refonder la connaissance et établir des vérités certaines. La première règle de cette méthode est la suivante :

Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ; c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement en mon esprit que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute.

    Remarquons d’abord la différence entre les deux textes : dans les Méditations il s’agit d’une règle sur la vérité qui énonce que toute représentation claire et distincte est nécessairement vraie, dans le Discours de la Méthode, c’est une règle qui énonce de ne jamais recevoir un objet pour vrai s’il n’est pas évident. Dans un cas c’est une description de l’évidence, dans le second il s’agit de faire de l’évidence le principe premier de la méthode. Ici l’on voit la radicalité des Méditations puisque nous avons mis en crise tous les principes pour atteindre progressivement les premières vérités et la première règle, alors qu’à l’inverse, le Discours de la Méthode se donne d’emblée cette première règle. Cela dit, il y a tout de même un point de convergence entre ces deux textes puisque la 3ème Méditation, en énonçant que la clarté et la distinction sont les critères de l’objet évident-vrai, explique pourquoi le Discours de la Méthode se donne cette première règle. L’évidence est la première règle de la méthode car, dans un esprit aristotélicien, Descartes affirme que toutes nos démonstrations tiennent à la valeur de nos principes qui doivent être en eux-mêmes clairs et distincts. Le parcours des Méditations rejoint donc la méthode du Discours en précisant que tout objet qui n’est pas dubitable est un objet évident qui se donne au travers d’une représentation claire et distincte et qui peut ainsi faire office de principe pour la science.

Le problème métaphysique de la règle


    Cependant la chose n’est pas si simple dans le texte de la 3ème Méditation que nous venons de commenter et il nous faut le reprendre. En effet, cette première règle s’accompagnait d’une clause :

S’il pouvait jamais arriver qu’une chose que je concevrais ainsi clairement et distinctement se trouvât fausse. Et partant il me semble que déjà je puis établir pour règle générale (regula généralis), que toutes les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement, sont toutes vraies.

    Le critère est encore éventuel puisque la phrase est au subjonctif : s’il n’y avait aucun objet clair et distinct qui serait dans le même temps faux, alors effectivement l’évidence serait un critère de vérité. C’est tout le problème du subjectivisme qui ressurgit ici puisqu’il s’agit de savoir si un objet qui nous apparaîtrait comme évident pourrait dans le même temps être faux. Est-ce que nous pourrions avoir une représentation claire et distincte, un objet évident, sans que notre jugement soit vrai ?

    Le subjonctif se module ainsi en problème à résoudre : si aucun objet évident, donc clair et distinct, n’est faux alors le critère subjectif de l’évidence sera suffisant pour être un critère de vérité. Or avec ce questionnement ressurgit alors un problème que nous avions posé dans la 1ère Méditation : les objets mathématiques qui nous apparaissaient comme les modèles de l’évidence, de la simplicité et de la clarté, ont été mis en doute et rendus dubitables à partir de l’hypothèse du Dieu trompeur. Plus généralement encore, nous avons montré que de nombreuses choses que nous recevions alors comme évidentes en cela que nous ne doutions pas d’elles, étaient en vérité loin d’être indubitables. Descartes rappelle ces points :

Toutefois j’ai reçu et admis ci-devant plusieurs choses comme très certaines et très manifestes, lesquelles néanmoins j’ai reconnu par après être douteuses et incertaines. Quelles étaient donc ces choses-là ? […]  
 
Mais lorsque je considérais quelque chose de fort simple et de fort facile touchant l’arithmétique et la géométrie, par exemple que deux et trois joints ensemble produisent le nombre de cinq, et autres choses semblables, ne les concevais-je pas au moins assez clairement pour assurer qu’elles étaient vraies ?

    Voilà la forme labyrinthique des Méditations : à chaque avancée, il faut reprendre les raisons de douter, il faut refaire le trajet pour savoir si l’élément que nous venons de déduire à partir de cette première évidence (ici il s’agit en l’occurrence de savoir si l’évidence peut devenir un critère universel au-delà du cogito), peut résister aux figures du doute qui ont préalablement discriminer tous les objets¹⁵.

    Descartes a ainsi le mérite d’affronter explicitement le problème de l’évidence que nous formulerions de la sorte : l’évidence comme le caractère de ce qui s’impose à l’esprit immédiatement indépendamment de toute justification supplémentaire ne pourrait-elle pas être un simple critère subjectif sans valeur épistémique ou ontologique véritable ? Ainsi, on dit par exemple qu’un homme qui s’en tient aux évidences est un homme qui vit dans l’opinion et qui ne cherche pas la justification ou la raison des objets qu’il perçoit. Ce sens de l’évidence nous accompagnait avant la 1ère Méditation lorsque nous prenions notre corps, notre présence dans cet espace et les corps qui nous environnent, comme des objets immédiatement certains. De même, lorsque nous considérions les objets mathématiques, nous avons montré que ces propositions ne présentaient en elles-mêmes aucune raison de douter et qu’elles étaient ainsi parfaitement évidentes. C’est la raison pour laquelle il nous a fallu recourir à l’hypothèse d’un dieu tout puissant et très trompeur pour faire de l’évidence un simple critère subjectif et dubitable. La question est donc la suivante : les figures du doute remettent-elles en cause la première règle de l’évidence en faisant de ce critère un élément purement subjectif ?

Mais afin de la pouvoir tout à fait ôter, je dois examiner s’il y a un Dieu, sitôt que l’occasion s’en présentera ; et si je trouve qu’il y en ait un, je dois aussi examiner s’il peut être trompeur : car sans la connaissance de ces deux vérités, je ne vois pas que je puisse jamais être certain d’aucune chose.

    Descartes distingue implicitement deux modes de l’évidence. Une première évidence que nous dirions antérieure à la réflexion et à la philosophie, qui coïncide avec une évidence non questionnée, lorsque nous recevons pour véridiques tous les objets qui se donnent immédiatement à nos sens¹⁶. Cette évidence n’a pas la même définition que celle qui est définie dans la première règle comme étant une perception claire et distincte puisqu’à proprement parler, elle n’est ni claire ni distincte. Ainsi, lorsque je rêve, lorsque je me déplace dans ce monde, lorsque je perçois immédiatement les corps qui m’entourent, il s’agit d’une attitude naturelle anté-réflexive où je suis guidé par des motifs étrangers à la recherche de la vérité –. Il ne s’agit donc pas d’une perception claire et distincte, mais d’une pseudo-évidence que la réflexion met en crise et réduit à une confusion sans vérité. Cette première évidence ne remet donc pas en question la première règle, bien au contraire, c’est la première règle qui permet de discriminer entre l’évidence véritable et toutes les autres représentations.
    Au contraire, s’il fallait une raison métaphysique – à savoir l’hypothèse du dieu trompeur – pour mettre en crise les vérités mathématiques, c’est qu’elles apparaissent toujours dans une perception claire et distincte lorsque nous les considérons attentivement. Descartes écrit à ce sujet que malgré ces raisons métaphysiques de douter des mathématiques, toutes les fois qu’il se représente « que deux et trois joints ensemble fassent plus ni moins que cinq, ou choses semblables, je vois clairement ne pouvoir être d’autre façon que je les conçois. » Dans ce cas, l’évidence porte en elle la connaissance véritable puisque nous pouvons faire et refaire le raisonnement pour rendre raison de la conclusion, c’est pourquoi nous avons eu besoin de l’hypothèse du dieu trompeur pour les mettre en crise. Dan Arbib écrit à ce sujet que cette raison (métaphysique) de douter d’objets véritablement évidents comme les vérités mathématiques affecte l’évidence mais ne se présente pas dans le temps de l’évidence. L’évidence nous contraint et il faudrait être fou pour dire que 2+3 ne vaut pas 5, seulement l’hypothèse toujours présente du dieu trompeur nous empêche de faire de l’évidence un véritable critère. Au-delà de la simple actualité du cogito, avant d’avoir démontré si Dieu existe et s’il peut être trompeur, il n’est pas possible de faire de la clarté et de la distinction un critère de vérité.

Conclusion

    En quelques pages, la 3ème Méditation a considérablement avancé dans le cheminement métaphysique : à partir d’une reprise de l’expérience du cogito et de son évidence, Descartes pose la question du critère de la vérité. La clarté et la distinction, caractéristiques de l’évidence, seront des critères de vérité, si et seulement si aucun objet véritablement clair et distinct ne peut être faux. Pour faire de l’évidence le signe définitif de la vérité au-delà de la représentation subjective, il faut donc établir la véracité des vérités mathématiques contre l’hypothèse du dieu trompeur. La question de la 3ème Méditation va donc être de savoir si le précepte méthodique du Discours peut devenir un véritable critère de vérité.
    Au total, la 3ème Méditation pose trois questions fondamentales pour l’entreprise de la connaissance : (i) peut-on avoir la certitude d’un autre être que nous-mêmes ? L’évidence véritable du cogito pourrait-elle s’appliquer à d’autres objets ? (ii) L’évidence peut-elle être un critère de vérité ? (iii) Peut-on dépasser le doute métaphysique en démontrant que Dieu existe et qu’il est contradictoire de l’imaginer comme un Dieu trompeur ? En questionnant la nature de Dieu, il s’agit ni plus ni moins que de disqualifier une hypothèse, de montrer qu’elle est contradictoire (impossible) relativement à la nature divine.

Estampe de 1791 montrant un Descartes assis à son bureau en train de s'ingénier à construire son système philosophique
« Quelle raison aurions-nous de consentir à ce qui nous apprendrait (ce qu’est la vérité), si nous ne savions qu’il fût vrai, c’est-à-dire si nous ne connaissions la vérité ? » 
Descartes
Lettre à Mersenne, 16 Octobre, 1639.

1 Pour reprendre Dan Arbib, « Descartes fait ici un premier mouvement du regard en direction des conditions transcendantales de la vérité. » Arbib, D., « IIIème Méditation », dans Dan Arbib (éd.), Les Méditations Métaphysiques, Objections et Répondes. Un commentaire. Paris, Vrin, 2019, p.109. 
2 Aristote, Métaphysique, Livre Gamma, 7, 1011b20-24, trad. Jaulin : « En effet, dire que l’être n’est pas ou que le non-être est, c’est faux ; dire que l’être est et que le non-être n’est pas, c’est vrai, de sorte que celui qui dit que c’est ou que c’est n’est pas dira la vérité ou se trompera. »
3 Cette conformité peut se réaliser dans deux sens, soit à partir de la parole vers l’être (de voce ad rem) mais alors cela signifie que c’est la parole qui produit l’être en l’exprimant, et que c’est la parole l’unique critère de la vérité en cela qu’elle produit un être à son image (conception sophistique de la vérité) ; soit de l’être vers la parole (de rem ad voce) et alors c’est la réalité le critère du jugement vrai.
4 Aristote répond parfaitement à cette question par l’homologie catégorielle entre nos jugements et les étants composés.
5 Comment peut-on identifier le réel indépendamment de notre pensée pour en faire un critère indépendant de sa discrimination ? Pour que ce soit l’être qui distingue une pensée vraie d’une pensée fausse, il faut avoir un accès à celui-ci indépendamment de la pensée. Il faudrait ainsi que la pensée ou que nos moyens cognitifs soient transcendants à eux-mêmes pour qu’il puisse atteindre l’être indépendamment de la manière dont on en juge pour qu’il devienne ensuite le critère de nos jugements À moins que l’on fasse appel à une théorie de l’intuition où nous atteignons l’être sans le penser-le juger-l’exprimer ceci nous mènerait vers une régression à l’infini puisque chaque jugement prétendant atteindre l’être devrait être fondé sur un rapport à l’être antérieur, donc sur un nouveau jugement, et ce à l’infini. Aristote répond à ce problème par sa conception de la sensation et de l’intellection (Aristote, De Anima, II.5 ; III.1-3 ; III.4-6.)
6 C’est un problème analogue que posent les arguments sceptiques à Plotin, et auxquels il répond en établissant la vérité comme une connaissance de soi, en vertu de l’identité entre l’objet pensé et le sujet pensant. Ceci est hors de notre propos, mais cela montre que la définition cartésienne de la vérité est - en un sens - une reprise de la réponse néoplatonicienne au problème de la vérité. Voir Plotin, Ennéades, V.3.1-2. 
7 Kambouchner, D., Le vocabulaire de Descartes, Paris, Elipses, 2011, p.47. 
8 Pierre Guenancia écrit à ce sujet : « Descartes substitue le critère matériel de la clarté et de la distinction au critère seulement formel de l’universalité. Matériel parce que la clarté et la distinction sont les caractères d’une représentation. » Guenancia, P., « La question de la vérité dans la philosophie de Descartes », Lire Descartes, Paris, Folio, p.456. 
9 Voir Aristote, De Anima, II.7.
10 Kambouchner, D., « Remarques sur la définition cartésienne de la clarté et de la distinction » dans, Les facultés de l’âme à l’âge classique : Imagination, entendement et jugement [en ligne]. Paris : Éditions de la Sorbonne, 2006 (généré le 24 avril 2023). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/psorbonne/18491>. ISBN : 9791035102647. DOI : https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.18491.
11 Dan Arbib résume ce point comme cela : « La connaissance cartésienne se comprend dès lors comme un voir mêlant l’activité à la passivité : activité car l’attention est une affaire de volonté ; passivité, parce qu’à l’attention disponible, bandée, le vrai se donne. La clarté n’est jamais un simple donné, elle est produite, ou mieux, exhibée par l’ego au travail. » Voir, Arbib, D., « La IIIème Méditation », Op. Cit., p.111.
12 Descartes, Réponses aux 7èmes objections : « Quoique pourtant, à vrai dire il s’en trouve fort peu qui sachent bien faire la distinction entre ce que l’on aperçoit véritablement et ce qu’on pense seulement apercevoir, parce qu’il y en a fort peu qui s’accoutument à ne se servir que de claires et distinctes perceptions. »
13 Pour l’opposition entre la sagesse particulière des arts et la sagesse universelle de l'intelligence théorétique : Descartes, « Régula I », Règles pour la direction de l’esprit, Trad. Alquié : « La connaissance d’une vérité ne nous empêche pas en effet d’en découvrir une autre, comme l’exercice d’un art nous empêche d’en apprendre un autre, mais bien plutôt elle nous y aide. » 
14 Dans la IVème Règle Descartes écrivait « il vaut bien mieux ne jamais songer à chercher la vérité sur quelque objet que ce soit, que le faire sans méthode » (trad. Alquié).
15 Il se pourrait tout de même que le questionnement se soit modifié depuis la 1ère Méditation où il s’agissait de savoir si les objets étaient dubitables ou s’il était possible d’en tenir certains pour véritables en eux-mêmes. Ici il s’agit plutôt de savoir si l’évidence est un critère de vérité.
16 Nous retrouvons ainsi les deux sens de l’ignorance socratique. Socrate distingue à de nombreuses reprises dans les textes de Platon entre l’ignorance – redoublée – qui s’ignore elle-même et qui pense posséder une connaissance, et une ignorance – réflexive – qui n’ignore pas son ignorance et qui se met au travail pour établir les moyens de sortir de l’ignorance, c’est-à-dire pour posséder une connaissance véritable susceptible de rendre raison d’elle-même en prenant en considération la possibilité de l’erreur et de l’ignorance. 
Voir par exemple, Platon, Alcibiade, 32c. Cette distinction permet d’ailleurs de distinguer deux figures socratiques trop peu souvent ressemblées : la recherche de la connaissance et la docte ignorance.

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