Comment était organisée la société avant la révolution française (partie 3 : 1/4)

par - mars 22, 2023

    

    A la suite de l'article sur la noblesse et celui sur le clergé, il s’agit désormais, dans cette troisième partie, de regarder le Tiers-Etat. Cet ordre qui comprend l’écrasante majorité de la population française d’Ancien Régime est de loin le plus hétérogène et le plus complexe. Sa présentation sera par conséquent plus longue que celle des ordres privilégiés. Il convient de s'y attarder afin de bien comprendre également pourquoi cet ordre va jouer un rôle si décisif durant la révolution. En raison de la densité du propos, nous diviserons cette troisième partie en quatre sous-parties.
     Dans la première, il sera question de l’histoire du Tiers, à travers celle des villes et de ses membres originels, les bourgeois. Les trois autres sous-parties seront l’occasion de passer en revue les divers éléments sociodémographiques qui constituent le Tiers-Etat. Nous commencerons alors par la cime, celle où l’on trouve grands bourgeois d’affaires et gens de finance, et nous terminerons par ceux qui travaillent le sol et vivent dans cette “réalité rugueuse à étreindre” évoquée puissamment par Rimbaud dans sa saison en enfer, qui ne sont autre que les paysans.

Au commencement du Tiers était la bourgeoisie urbaine

    Le troisième ordre est le plus récent des trois. Nous avions dit qu’il ne comprenait originellement que les bourgeois des villes auxquelles le pouvoir royal avait accordé des chartes de franchises. Les roturiers proprement dit, parmi lesquels se trouve la paysannerie, pénètrent dans le Tiers Etat en 1484, date à laquelle ils participent, pour la première fois, à l’élection des députés de l’ordre. Ainsi, le Tiers État est devenu l’ordre de la majeure partie des sujets du royaume : sur les 27,6 millions d’habitants que compte la France en 1789, ce qui en fait alors le pays le plus peuplé d’Europe occidentale, environ 26 millions appartiennent au Tiers Etat. Mais avant que le Tiers ne soit l’ordre du plus grand nombre, il était originellement celui des bourgeois. Nous avions rapidement évoqué leur origine dans la première partie. Nous avions alors vu que leur insertion dans la société était étroitement liée à celle de l’essor urbain commencé au XIe siècle en Europe. Il convient ici de faire un important détour historique afin de bien saisir, dans ses grandes lignes, cette évolution.

La renaissance urbaine du Moyen Âge

    La croissance urbaine qui débute en Europe occidentale à partir du XIe siècle va lentement et progressivement bouleverser les structures de l’économie traditionnelle d'Ancien Régime, qui était essentiellement agricole. Cet essor fut précédé par une série de progrès cruciaux. Vers l’an mil s’ouvre en Europe une période de grands défrichements menée par les pouvoirs seigneuriaux, ecclésiastiques et royaux, qui vont aboutir à une extension considérable des surfaces cultivables. Le continent bénéficia en outre, sur une longue durée, d’une amélioration des conditions climatiques, permettant ainsi une augmentation notable et continue de la production agricole, elle-même renforcée au même moment par des avancées importantes réalisées dans l’outillage et dans les techniques. L’Europe va alors connaître une hausse démographique remarquable. Tous ces éléments vont favoriser l’essor urbain, lui-même lié au décollage économique du Moyen Âge central. Jean Favier résume fort bien cette évolution :

Au XIe siècle, ces nouveaux défrichements, qui se traduisent dans le paysage par une multiplication des habitats ruraux, offrent au commerce quelques surplus de production. La campagne peut commencer de nourrir les citadins qui ne produisent pas de nourriture, lesquels peuvent produire les biens les plus divers pour un marché plus large que celui de la ville même. Conséquence de la croissance du pouvoir d’achat du paysan et de sa capacité de production céréalière, l’amélioration d’un outillage agricole où l’outil de fer prend une place nouvelle - liée à celle des façons culturales comme la traction hippique ou la rotation des cultures - tient directement à ce développement de la production citadine. Constatée d’abord en Italie du Nord, cette reprise du fait urbain est patente au XIIe siècle dans ces régions d’entre Loire et Rhin…¹ 

    Jean Favier explique dans ce propos que l'amélioration des rendements agricoles et la hausse démographique sont les deux facteurs principaux ayant permis l'essor des villes. C’est à partir du XIIe siècle que celles-ci se multiplient progressivement à travers toute l'Europe occidentale et qu'elles commencent à s’organiser, pour ainsi dire, en pouvoirs municipaux. Encore à la fin du siècle précédent, elles ressemblaient le plus souvent à de petites communautés urbaines dominées par un seigneur territorial. Elles vont commencer à obtenir leur autonomie par deux moyens principaux : soit par des conflits violents avec le seigneur afin de s’arracher de sa tutelle - ce fut par exemple le cas, entre 1110 et 1114, de la formation de la commune de Laon; soit par l’octroi de la part du pouvoir royal d’une charte de privilèges ou de coutumes qui a pour effet de garantir l’autonomie politique et territoriale de la ville. Il s’agit là d’un document juridique officiel, sous forme de parchemin, à valeur perpétuelle, dans lequel sont consignées les modalités de la gestion de la ville, de l’exercice et de la forme de son pouvoir, ainsi que des exemptions de taxes censées favoriser le commerce et l’échange. Ce sont les franchises et libertés, qui sont bien souvent au départ une coutume orale que l’on met ensuite par écrit. Ce recours à l’écrit est très fortement lié à l'essor urbain. Il se systématise lentement à partir du XIe et gagne significativement en importance entre les XIIe et XIVe siècles, au point qu'il devient le médium essentiel dans l’établissement et la régulation des relations de pouvoir. Les historiens ont parlé, pour décrire cette période, de "révolution de l'écrit". Elle accompagne toute une série d'évolutions, dont l'une des plus notables étant la redécouverte du droit romain qui bénéficie de l'expansion des écoles au XIIe siècle et surtout de la création des universités au siècle suivant. Cette révolution scripturale participe également - via la systématisation des écrits administratifs et les pratiques d'archivage qui se complexifient progressivement - à la construction et la consolidation des pouvoirs seigneuriaux, ecclésiastiques et municipaux ainsi qu'à la proto-bureaucratisation du pouvoir royal. 
    L’expansion urbaine commence d’abord en Italie comme l’indiquait précédemment Jean Favier, puis se diffuse dans la France méridionale dans les années 1130. Les villes autonomes se généralisent dans le sud de la Loire à partir de la seconde moitié du XIIe siècle. Dans la France du Nord, elles se développent sensiblement au même moment, avec un modèle municipal qui est, de même qu’en Angleterre, celui des guildes. Les guildes sont des associations professionnelles, notamment de marchands, qui vont servir de matrice à l’expérience communale. Elles figurent parmi les premières formes d’organisation des bourgeoisies urbaines. Alain Derville a étudié la formation de la commune de Saint-Omer et il nous montre que celle-ci est essentiellement composée, dans les années 1070-1080, de bourgeois et de chanoines réunis dans une confrérie de paix². La plupart des communes en France du Nord se constituent alors dans le sillage de la Paix de Dieu. Il s'agit là d'un mouvement spirituel et social qui se développe aux Xe-XIe siècles, organisé par l’Eglise et largement soutenu par le pouvoir royal, qui eut pour but de tempérer et de canaliser, pour ne pas dire civiliser, la violence des seigneurs et des chevaliers. Ce processus d’adoucissement et de contrôle des pulsions belliqueuses des seigneurs - que le grand sociologue allemand Norbert Elias étudia attentivement dans La dynamique de l'Occident, ouvrage publié en 1933 et qui figure parmi les plus célèbres de toute la sociologie - va connaître un autre tournant un peu plus tard avec le développement de la poésie courtoise. Les rois capétiens favorisent la formation des communes dans leur domaine royal. Louis XII confirme notamment toute une série de chartes de franchises, dont une en 1155 aux bourgeois de Lorris dans le Gâtinais. Avec l’expansion urbaine, on assiste à l'émergence de la bourgeoisie, dont le statut varie selon les lieux, mais dont le rôle social et économique ne cesse de gagner en importance au fil du temps.

La genèse de la bourgeoisie

    Etymologiquement, le terme bourgeois désigne les habitants du bourg ou noyau urbain. Les bourgeois sont originellement les habitants des villes, que l'on appelle également à certains endroits, comme en Italie par exemple, les citoyens (civis). En France, le terme apparaît vraisemblablement, selon Jean Favier, au XIIe siècle. L’historienne Simone Roux suggère, quant à elle, plutôt la fin du XIe siècle. On le trouve employé par les agents du pouvoir royal en 1141. Il se précise quelque peu au temps du roi Philippe Auguste : le chroniqueur Rigord, en 1186, écrit que le roi “convoqua les bourgeois” afin de leur faire part de sa décision de faire paver les rues de Paris pour y faciliter la circulation et éradiquer la boue. Nous avions évoqué par ailleurs lors de la première partie de notre étude que dans son testament de 1190, Philippe Auguste usa de l’expression “nos bourgeois”. L’idée que l’on se fait d'eux s’affine au XIIIe siècle, comme en témoigne le Livre des métiers du prévôt Etienne Boileau, dans lequel il les assimile aux maîtres des métiers organisés dans le cadre des corporations. “Le bourgeois, écrit Jean Favier dans son étude sur la bourgeoisie parisienne médiévale, est donc avant tout un homme installé, indépendant, domicilié.³" En 1287, un texte juridique précise les conditions d’accès à la bourgeoisie dans la ville de Paris. Alors, l’appellation devient une qualification sociale. Si le noble exige qu’on l’appelle “chevalier”, le bourgeois quant à lui aime à s’appeler “marchand”, “drapier” ou encore “changeur”, selon la profession qu’il exerce. Mais comme le dit si bien Jean Favier, que le bourgeois soit drapier ou marchand, il est important pour lui, aussi bien dans son métier que dans sa notoriété sociale, d’être distingué du fripier ou du boucher. Il y a alors un certain orgueil social qui se manifeste très tôt au sein de la bourgeoisie. Au XIVe siècle, les bourgeois de Paris se reconnaissent clairement comme tels, en tant qu’ils résident à Paris et y sont propriétaires depuis plus d’un an et un jour, mais la seule résidence ne saurait suffire. Encore doivent-ils s’engager par serment à s’acquitter de certains devoirs, notamment le guet et la garde au sein de la milice urbaine, ce qui se fait dans bien d’autres villes. Les bourgeois doivent également payer des contributions servant au bon fonctionnement de leur ville. Ils prennent donc une part active à la vie de la cité. Cela montre également qu’il ne s'agit pas là d'individus privilégiés, car les membres du haut clergé et les quelques nobles qui vivent en ville sont exemptés, eux, de tels devoirs et ces derniers n'exercent généralement pas d’emploi, méprisant du reste tout à fait, en tant qu’aristocrates, le travail. Les bourgeois subissent ainsi la distance sociale qui les sépare des nobles, de la même façon qu’ils mettent un grand soin à établir la plus grande distance possible entre eux et les couches populaires. Cet entre-deux dans lequel vit le bourgeois est favorisé par le fait qu'il "échappe aussi bien aux règles de la société chevaleresque qu’à celles du monde paysan.” Rapidement donc, les bourgeois vont se distinguer, au sein de leurs métiers, des travailleurs sous leurs ordres, si bien qu’au bout d’un certain temps, l’épithète bourgeois suffit à qualifier son homme, indépendamment de la profession qu’il exerce. Alors, dès la fin du Moyen Âge, la “bourgeoisie est devenue une classe supérieure de la société économique. Elle sera vite une élite citadine, et plus ne sera besoin d’appartenir à un métier." Jean Favier montre qu’au XVe siècle les individus ont une vision assez nette de la place qu’occupent les bourgeois dans le monde urbain. La grande poétesse Christine de Pizan assimile les bourgeois aux marchands aisés, tandis que les “gens de métier” désignent pour elle les petits artisans et les compagnons. Ainsi dit-elle dans son Livre du corps de policie composé entre 1399 et 1407 qu’en “la communauté du peuple sont compris trois états, c’est à savoir par espécial en la cité de Paris et aussi en autres cités, le clergé, les bourgeois et marchands, et puis le commun comme gens de métier et laboureurs." De tels propos montrent bien que sur les plans économique et politique, les bourgeois, ces propriétaires auxquels on reconnaît certains droits, constituent désormais une sorte d'élite protéiforme, essentiellement marchande, que l'on appelle dans plusieurs cités les "patriciens", terme qui renvoie aux anciennes élites romaines. C’est véritablement à partir du XVIe siècle que l’importance économique de la bourgeoisie des grandes villes va commencer à devenir tout à fait prégnante, inaugurant une phase de capitalisme marchand et manufacturier. Cette montée en puissance de la bourgeoisie fut le corollaire de la décomposition progressive de l’économie féodale, qui se déroulait dans le cadre du système seigneurial et domanial.

Montée en puissance économique de la bourgeoisie

    L’organisation de la production féodale, nous l’avons vu quand il s’agissait de décrire les droits féodaux des nobles au XVIIIe siècle, consistait en la perception de droits et de prélèvements sur les paysans ainsi qu’en une extorsion d’une partie de leur travail, principalement sous forme de corvées, au profit du seigneur. Ce lent déclin de la société féodale s’effectue progressivement pour plusieurs raisons :
  • la mutation de la rente en travail en une rente en nature ou en argent, grâce au développement du travail libre et de formes de propriétés paysannes qui ont pu se développer grâce à la fin du servage dans la majeure partie du royaume (nous y reviendrons dans la quatrième sous-partie). La rente en argent, nous l’avons vu, ne fera qu’affaiblir la valeur réelle des droits féodaux des seigneurs au cours d’un XVIIIe siècle de constante inflation où l’on voit le pouvoir d’achat de l’argent s'affaiblir continuellement;
  • la reprise du commerce dû à l’essor urbain, qui se diversifie avec la réactivation de l’artisanat dans le cadre des corporations. Cette reprise du commerce profite notamment de la diversification et de l’amélioration des voies de communication ou encore du dynamisme des foires commerciales, etc.;
  • la formation d’une bourgeoisie commerçante, dont le poids économique va aller en augmentant grâce à son insertion dans le commerce colonial et mondial et dans la production manufacturière, pour devenir au XVIIIe siècle une concurrente sérieuse qui menace le prestige économique et social de l’aristocratie féodale.
    C’est du reste dans ce bouleversement progressif de l’économie féodale, qui continuera cependant de fonctionner jusqu’en 1789, que va s’enraciner la formation du capitalisme marchand. La bourgeoisie va bénéficier d’une nouvelle série de progrès, à laquelle elle participe activement du reste, durant la seconde moitié du XVe siècle :
  • l’invention de l’imprimerie;
  • les progrès de la métallurgie;
  • l’emploi de la houille blanche et l’utilisation des chariots dans les mines;
  • une forte progression de la production de métaux et de textiles;
  • la fabrication et l'utilisation des premiers canons et armes à feu;
  • l'amélioration de la construction des caravelles et des techniques de navigation, ce qui permet l’ouverture de nouvelles routes maritimes et préfigure les grandes aventures coloniales à venir.
    Entre la seconde moitié du XVe et la première moitié du XVIe siècle, essentiellement grâce à l'action des bourgeoisies européennes, des capitaux de plus en plus importants sont générés, des marchandises sont disponibles en plus grande abondance, des vaisseaux et des armes permettent à l’aventure coloniale de s’accélérer, avec tout ce qu’elle comprend d’esclavagisme et de pillage des richesses d’Amérique et d’ailleurs. On assiste alors à une accumulation effective des moyens qui permettront l’essor du commerce, des grandes découvertes et des conquêtes. Le XVIIe siècle sera celui de la confirmation de la montée en puissance de ces bourgeoisies européennes, principalement celles de Hollande, d’Angleterre et de France, lesquelles vont accélérer le déclin du grand empire d'Espagne.
    La bourgeoisie française, en ce XVIIe siècle, participe activement, ainsi que nous l’avions évoqué rapidement lors de la première partie, à la complexification de l’Etat monarchique, en s’alliant au pouvoir royal face à une noblesse encore puissante mais qui commence déjà à amorcer sa longue descente. La bourgeoisie est alors littéralement fascinée par l’Etat royal. Elle recherche ardemment les offices qu’il propose, particulièrement ceux de la finance, de la justice et de la haute administration. En face, le pouvoir royal profite de l'aubaine et multiplie la vente de ces offices afin d'augmenter ses rentrées fiscales. Assimilés à un personnel qualifié et plus docile que la noblesse, ces bourgeois aspirent à vivre noblement, et les charges qu'ils achètent leur permettent d'être anoblis. Sans surprise, ils sont rejetés par l'aristocratie. Un siècle plus tard, à la veille de la Révolution, ce fossé s'est inexorablement creusé au point de devenir infranchissable. Les bourgeois sont de plus en plus puissants sur le plan économique, mais ils sont parallèlement de plus en plus exclus des hautes charges de l’Etat, depuis que la noblesse est revenue sur le devant de la scène sous Louis XV et plus encore sous Louis XVI.

La formation & l’affirmation du Tiers État


    Le Tiers État va se former précisément avec l’essor urbain et le phénomène des villes libres et autonomes que l'on vient d'aborder plus haut. Ayant reçu leur autonomie du pouvoir royal, elles deviennent un élément, quelque peu unique en soi, de la hiérarchie féodale. Les villes vont se choisir des représentants, élus essentiellement par les bourgeois, qui seront éventuellement convoqués par le pouvoir royal lors des états provinciaux, dans une visée, au départ, purement consultative.
    En 1302 le roi Philippe IV le Bel convoque les représentants de plusieurs villes à se rendre à une réunion qui marque en quelque sorte la création des Etats généraux du royaume. Nous étudierons leur fonctionnement lorsqu’il sera question de ceux de 1789, qui constitueront le premier acte, si l'on veut, de la Révolution. Philippe le Bel fait donc accéder les villes à un statut qu’elles n’avaient encore jamais connu auparavant. Il s’agissait pour lui de s’assurer de leur soutien dans le conflit qui l’opposait alors à la papauté; et il visait par ailleurs un autre dessein : soumettre le clergé à sa volonté. Ce roi, qui est peut-être l'un des plus habiles tacticiens de l'histoire politique médiévale, ne sera pas déçu, car les villes vont effectivement le soutenir. En contrepartie, il garantit aux représentants des villes, à savoir les bourgeois, la “souveraine franchise” du royaume. C’est là une configuration qui se répétera bien des fois, notamment de manière éclatante sous le règne du non moins habile Louis XI, à savoir l’alliance stratégique entre le “Trône et le Tiers” contre le clergé ou contre la noblesse. Le Tiers commence donc, à partir du XIVe siècle, à s'insérer progressivement dans la vie politique du royaume.
    Durant la guerre de Cent Ans (1337-1453), le pouvoir monarchique est embourbé dans une crise extrême qui semble ne pas vouloir s'arrêter. Il lui faut l’appui de tous les éléments du royaume afin de résister aux envahisseurs anglais. On réunit les Etats généraux et tous les sujets sont conviés à envoyer leur députation, dont le Tiers. C'est à ceux de 1355, qui ne réunissent alors que le nord du royaume, que le troisième ordre va s’affirmer politiquement, notamment à travers la figure de certains leaders parisiens, dont Etienne Marcel, qui était alors prévôt des marchands de Paris, titre qui équivaut en quelque sorte de nos jours à celui de maire de la ville. Etienne Marcel sera délégué du Tiers Etat aux Etats généraux encore les deux années suivantes, 1356 et 1357. Les bourgeois vont tirer profit de la situation délicate du pouvoir royal à ce moment du conflit contre le royaume d'Angleterre. Le roi de France, qui est alors Jean le Bon, a grandement besoin de fonds pour soutenir la lutte. C’est du reste une catastrophe lorsqu’il est fait prisonnier par les Anglais en 1356 à Poitiers. La rançon exigée par les ennemis pour restituer le roi s'élève à des montants considérables. Les bourgeois acceptent de participer activement à sa libération et ils demandent, en échange d’une importante contribution financière de leur part, l’admission des représentants du Tiers au Conseil royal, c'est-à-dire le gouvernement royal lui-même. Seulement, les ordres privilégiés refusent d’accéder aux demandes des bourgeois parisiens. S’ensuit alors un conflit ouvert entre les bourgeois et le pouvoir royal, opposant notamment Etienne Marcel au dauphin, le futur roi Charles V. Etienne Marcel est assassiné en 1358 et l’on obtient un retour à l’ordre. Mais ce conflit est très important en cela qu'il marque l’avènement pour ainsi dire politique du Tiers dans les affaires du royaume. La question des impôts, qui va demeurer problématique jusqu’en 1789, va demeurer l’une des revendications les plus affirmées du Tiers Etat.

Un ordre dominé par une bourgeoisie qui tend à s’affirmer

    Le Tiers est l’ordre bourgeois par excellence. Il est profondément marqué par la domination de la bourgeoisie, et il le restera jusqu’à la fin. Pour autant, le Tiers n'est en aucun cas homogène d'un point de vue social, et il constitue une catégorie unifiée seulement sur le plan juridique. Cette hétérogénéité s'explique par le fait que le Tiers est structuré en une hiérarchie complexe, basée essentiellement sur la dignité professionnelle (nous aurons tout le loisir de décrire cela au gré des 3 prochaines sous-parties). Les Etats généraux et provinciaux constituent des événements importants pour le Tiers car ce sont des assemblées qui lui confèrent une existence politique. Si ses représentants sont au départ uniquement des bourgeois, il se produit un tournant en 1484, lors des Etats généraux réunis à Tours. Le monde paysan se voit reconnaître le droit d'élire une députation, ce qui marque son accession au Tiers, lequel devient ainsi l'ordre de la majeure partie de la population du royaume. Cependant, malgré la représentation paysanne, le Tiers demeure dans une très large mesure représenté par la bourgeoisie : aux Etats généraux de 1614, par exemple, la majorité des députés du Tiers sont des bourgeois aisés, des officiers royaux et des hommes appartenant aux métiers de la magistrature. Le problème essentiel qui se pose pour cet ordre lors des Etats provinciaux et généraux, c'est le fait qu'il s'agit là d'assemblées dominées par l'aristocratie, car on y vote par ordre et non par tête. Si les députés votaient par tête, le Tiers se trouverait alors en majorité, mais le vote par ordre confère aux ordres privilégiés la majorité et donc une continuelle primauté sur le Tiers. Les ordres privilégiés empêchent constamment, lors de ces assemblées, quelque réforme fiscale qui pourrait porter atteinte à leurs privilèges, reléguant ainsi le Tiers à l'impuissance. Le problème du vote par ordre ou par tête sera crucial en 1789, comme nous le verrons. 
    Le Tiers va jouer un rôle politique de plus en plus important à partir du XVIe siècle. En plus de défendre les intérêts des villes d’un point de vue fiscal et ceux de la bourgeoisie, il s’agira pour lui également de participer à l’évolution de la législation royale et par là même à la construction de l’Etat monarchique. Les grandes ordonnances prises par le pouvoir en 1561, en 1566 et en 1579 sont basées en partie sur les doléances du Tiers émises lors des états d’Orléans et ceux de Blois. Les députés du Tiers participent activement, depuis 1484, à la rédaction de textes législatifs ainsi qu’à la révision des coutumes. Le Tiers État défend donc durant plusieurs siècles l’ordre monarchique et c'est à ce titre qu'il entend participer à sa consolidation, tendance qui ne cessera véritablement qu’à la fin du XVIIIe siècle avec la révolution. 
    Le pouvoir royal se sert du Tiers, ou plus précisément de la bourgeoisie, pour abaisser les prétentions et réduire le pouvoir des ordres privilégiés que sont le clergé et la noblesse. Cette configuration va nettement s’affirmer lors des Etats généraux de 1614, dont il convient de présenter quelque peu le contexte. Ils se tinrent quatre années après l'assassinat du roi Henri IV par François Ravaillac survenu le 14 mai 1610. C'est alors un moment de grande difficulté pour le pouvoir royal. Marie de Médicis, la mère du jeune roi Louis XIII, assure le Conseil de Régence. Elle se trouve alors pour ainsi dire aux commandes de l'Etat. Elle n'est guère bien vue dans le royaume, surtout en raison de son comportement, et ses origines italiennes n'arrangent nullement les choses. Elle décide d'écarter le duc de Sully des affaires - qui était le principal conseiller du roi défunt Henri IV -, et entend associer à son pouvoir sa sœur de lait, Leonora Dori, ainsi que le mari de cette dernière, Concino Concini, tous deux Italiens comme elle. Marie de Médicis fera de son favori Concini un marquis, et elle ira même jusqu'à l'élever au rang de maréchal et d'amiral, bien que celui-ci n'ait jamais exercé le métier des armes ni même assuré le commandement d'un navire. On accuse le clan Médicis-Concini de se servir allègrement dans le Trésor et on reproche également à la Régente ses dépenses extravagantes. Elle s'adonne passionnément à l'astrologie mais cela n'est pas tellement le problème. Le souci réside plutôt dans le fait qu'elle raffole de bijoux. Elle se lance du reste dans un mécénat des plus ruineux, en commandant maintes œuvres d'art, notamment les tableaux de Rubens. La mère Régente se fait même construire, en 1624, le fameux palais du Luxembourg. Elle et son favori accumulent contre eux des haines inexpiables qui émanent de tous les rangs de la société. Le point de rupture est atteint lorsqu'elle projette de marier le jeune roi, alors âgé de 13 ans, à une infante d'Espagne (titre donné aux filles du roi espagnol), ce qui va à l'encontre des intérêts du prince de Condé, qui est protestant, car cela renforcerait le pouvoir de la maison rivale, la famille Guise. Alors, Condé décide de retirer ses troupes des places fortes situées aux frontières et laisse ainsi le royaume sans défense. Le gouvernement royal assemble ses forces armées et se prépare à un conflit ouvert avec le Condé mais, au dernier moment, on finit par trouver une entente, laquelle contient notamment la promesse d'une réunion des Etats généraux. Ceux-ci comprennent une députation composée de 140 membres du clergé, parmi lesquels se trouve le futur cardinal de Richelieu, celui qui deviendra plus tard le grand homme d'Etat qui assumera le pouvoir sous Louis XIII; 132 représentants de l'aristocratie et 192 députés du Tiers qui sont en très grande majorité de riches bourgeois, des officiers de justice et des parlementaires. Les grands princes du sang tentent de manipuler les Etats généraux en leur faveur et le pouvoir royal, afin de rabaisser leurs prétentions, cherche à s'appuyer sur le Tiers, procédé stratégique que nous avons évoqué précédemment. Pour ce faire, il formule de vagues promesses de réformes fiscales. Mais surtout, ce qui nous intéresse ici, c'est l'affirmation marquée de la bourgeoisie lors de ces fameux états de 1614. Celle-ci, tirant orgueil de sa réussite économique et sociale, affiche désormais son hostilité politique envers une noblesse renfermée sur elle-même. Seulement, comme nous l'avons dit, cette opposition politique est complexe, et elle n’empêche nullement la fascination que la bourgeoisie éprouve à l'égard de la noblesse. Pourtant, lors des réunions de l'assemblée de 1614, les représentants les plus actifs de la bourgeoisie osent désormais vanter leurs mérites face à des aristocrates hautains et sûrs d’eux-mêmes. Le lieutenant général d’Auvergne, un certain Savaron, affirma devant le roi que le Tiers État avait bien plus de capacités et de compétences et donc d’utilité sociale que la noblesse qui n’a pour elle que le seul prestige de la naissance. S’esquisse déjà ici ce qui s’affirmera pleinement durant le siècle des Lumières, à savoir la substitution progressive des valeurs fondées sur l’hérédité et la naissance à des valeurs centrées sur le travail, l’utilité, le talent, le mérite et la valorisation du progrès par les sciences et les arts, valeurs suprêmement bourgeoises qui vont irradier dans les pages de l’Encyclopédie et celles des Voltaire, Diderot, d'Holbach ou bien d'Alembert. Si le Tiers est resté dans l’impuissance politique lors de ces états de 1614, ses bourgeois ont tout de même su se mesurer aux nobles.
    Il n’y aura plus de convocation des états généraux jusqu’en 1789. La bourgeoisie, qui ne peut donc plus s’exprimer politiquement, continue de gagner en puissance économique, et ses griefs envers la noblesse s'aiguisent à mesure que cette dernière monopolise les honneurs et les dignités au sein de l’Etat et de l’armée, sous Louis XV et sous Louis XVI. Alors, l’opposition politique et sociale va rester larvée, avec des tensions plus ou moins fortes selon les moments, avant de devenir franchement et définitivement ouverte en 1789.
    Nous allons désormais regarder, le long des 3 sous-parties à venir, les composantes sociologiques du Tiers telles qu’elles se présentent à l’aube de la révolution.

Une foire franche à Gand au Moyen Âge, par Félix de Vigne, 1862. Devant, des bourgeois entretiennent des conversations devant des stands marchands. La foire est surveillée par des gardes à droite. Parmi les marchands, on aperçoit des orientaux, notamment à gauche, que l'on reconnait par leurs vêtements et leurs turbans. Tout au fond, on voit la cathédrale de la ville de Gand ainsi que des grands immeubles.
"Qui oserait dire que le Tiers Etat n'a pas en lui tout ce qu'il faut pour former une nation complète ? Il est l'homme fort et robuste dont un bras est encore enchaîné. Si l'on ôtait l'ordre privilégié, la nation ne serait pas quelque chose de moins, mais quelque chose de plus. Ainsi, qu'est-ce que le Tiers Etat ? Tout, mais un tout entravé et opprimé. Que serait-il sans l'ordre privilégié ? Tout, mais un tout libre et florissant."
Emmanuel-Joseph Sieyès

¹ Jean Favier, Le Bourgeois de Paris au Moyen Âge, Paris, Tallandier, 2015, p.35.
² Alain Derville, Saint-Omer des origines au XIVe siècle, Lille, Presses universitaires de Lille, 1995.
³ Jean Favier, op.cit., p.18.
Jean Favier, De l’or et des épices. Naissance de l’homme d’affaires au Moyen Âge, Paris, Fayard, 1987, rééd. 2019, p.99.
Jean Favier, Le Bourgeois…, p.20.
Christine de Pizan, Livre du corps de Policie, cité in Jean Favier, op.cit., p.22.
Michel Beaud, Histoire du capitalisme, 1500-2010, Paris, ed. Points, 2010 (6e éd.), pp.28-29.

Vous devriez aimer aussi

commentaire