commentaire de la seconde méditation métaphysique de descartes - 3eme partie et fin

par - mars 29, 2023

    Pour bien comprendre tout ce qui se joue dans la primauté de l’ego cogito et de sa nature pensante, Descartes revient à l’expérience immédiate que nous faisons du monde : celle de la perception des corps matériels, celle de l’attitude naturelle qui prend pour objet premier les corps et les choses perçues. Descartes ne revient pas sur les raisons du doute méthodique et métaphysique, mais cherche plutôt à expliquer ce qui se joue réellement dans la perception d’un corps, indépendamment des a priori qui accompagnent notre expérience habituelle du monde. Nous allons présenter l’exemple du morceau de cire puis donner toutes les conclusions de cette 2nd Méditation.

Le morceau de cire


    Descartes insiste sur ce nouveau commencement : pour comprendre ce qui se joue véritablement dans notre expérience immédiate, nous ne partons pas de la notion générale des corps mais d’un corps particulier qui nous apparaît ici et maintenant.

Commençons par la considération des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus distinctement, à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Je n’entends pas parler des corps en général, car ces notions générales sont d’ordinaire plus confuses, mais de quelqu’un en particulier.

    Prenons par exemple un morceau de cire particulier. On peut qualifier ce morceau de cire de totalité phénoménale¹il nous apparait sous toutes les modalités de notre sensibilité : il a une apparence tactile, une apparence sonore, une apparence visuelle, une odeur et il aurait un certain goût si nous le mettions à la bouche. De prime abord, cette cire est parfaitement évidente puisqu’elle nous apparait selon des caractéristiques précisément identifiables par tous nos sens – nous savons que c’est cette cire particulière car nous la percevons avec cette forme, cette odeur, cette texture – et que nous pouvons la distinguer de tout ce qui l’entoure et de tous les autres morceaux qu’on pourrait nous amener. Ainsi, cette expérience contredit nos premières conclusions puisque le morceau de cire nous semble la chose la plus évidente du monde :

Mais voici que pendant que je parle, on l’approche du feu : ce qui restait de saveur s’exhale, l’odeur s’évanouit, sa couleur change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s’échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu’on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement ?


    Cette cire que nous percevons sous toutes ses apparences, nous la passons maintenant au feu et assistons alors à une parfaite transformation. Toutes les qualités phénoménales selon lesquelles on l’identifiait au préalable ont changé : elle n’a plus la même forme, plus la même odeur, elle ne rend plus le même son, ayant fondue elle n’a plus la même qualité tactile, et plus le même goût. Or, mystère de la grammaire et du langage commun², alors que toutes les qualités par lesquelles on l’identifiait ont disparu, nous disons que ce morceau de cire a changé et non qu’il s’est corrompu. Selon nous, il n’y a pas eu de corruption du morceau de cire, mais une simple altération de son apparence et de ses qualités sensibles. Cependant, si elle a perdu ses qualités sensibles mais qu’elle reste identique, on doit se demander, outre les aspects grammaticaux de l’identification, qu’est-ce qui nous permet d’identifier cette cire comme étant la même cire – qu’est-ce donc, écrit Descartes, que l’on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? En effet, puisque toutes ses apparences ont disparu, il semble évident qu’il y a dans l’expérience que nous faisons des corps et de leurs identités, quelque chose de plus que les simples qualités sensibles-phénoménales. Voici donc le problème : un corps que nous pensions connu par les sens n’a pas perdu son identité (substantielle) malgré la disparition de tous ses prédicats sensibles ; dès lors – paradoxe – faudrait-il conclure que ce n’est pas par les sens que nous identifions un corps sensible ? En termes plus techniques : qu’est-ce-qui est substantiel et permanent dans ce corps qui s’est modifié ?

    Ce corps n’est pas identifié par les sens puisque la disparition des qualités sensibles ne remet pas en question sa mêmeté, sa permanence, son identité. On appellera donc les qualités phénoménales/sensibles des qualités secondes et accidentelles en tant qu’elles n’ont pas de rapport à l’identité de la chose en tant que chose. On cherche alors la qualité primaire qui permet d’identifier la cire et qui ne se réduit pas à l’une des apparences et des qualités phénoménales de celle-ci. Mais qu’est-ce donc que nous disons connaître dans la cire et qui aurait une réalité substantielle en deçà de ses changements ? Est-ce que cela pourrait être une chose en soi, un substrat permanent à partir duquel un objet se manifeste ? Et dans ce cas, si ce n’est pas la sensation qui le perçoit, qu’est-ce qui – en nous – conçoit ce substrat qui nous permet de dire que malgré tous ces changements, c’est bien la même cire qui nous apparait ?

    Pour ce faire, Descartes procède à un passage en revue de nos différentes facultés ou modalités cognitives. Descartes n’évalue pas vraiment cette première hypothèse, mais on pourrait logiquement se demander si l’identité de la cire n’est pas – pour nous – le produit de nos expériences passées et de notre mémoire. Ainsi, il se pourrait que si nous affirmons que la cire x n’a pas disparu, c’est que notre mémoire synthétise l’expérience passée – l’apparence initiale à t-1 – avec l’expérience actuelle – l’apparence actuelle à t. Ainsi on pourrait dire que rien dans la chose ne permet d’établir son identité sinon que nous avons la mémoire de son apparence passée et que notre expérience présente s’accompagne toujours d’une conscience du passé – dans ce cas je dis donc que c’est encore la cire x parce que je perçois une cire maintenant et que je ne l’ai pas vu disparaitre au travers des différents changements. Cependant, si Descartes n’évalue pas cette première hypothèse, c’est qu’elle ne répond absolument pas au problème : en effet, celui qui répondrait que la mémoire permet d’unifier les expériences de la cire ne répond en aucun cas à la question de savoir ce qui nous permet de dire que cette cire est cette cire à l’exclusion de son apparence sensible. Au contraire, notre problème est de savoir ce qui dans l’apparence de la cire nous permet de l’identifier. Il ne s’agit pas forcément de savoir ce qui permet de réunir plusieurs expériences d’une même chose dans le temps, mais plutôt de savoir quel est l’opérateur de l’identité. Dans cet exemple, le temps et le changement radicalisent le problème en nous montrant que ce n’est pas l’apparence et la sensibilité qui permettent d’identifier une chose. Après la sensation, la première véritable hypothèse de Descartes est l’imagination :

N’est-ce pas que j’imagine que cette cire étant ronde est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire ?

    Par un mécanisme de rétention qui échappe partiellement à mon attention, il se pourrait que j’anticipe par mon imagination et mes perceptions antérieures toutes les apparences que la cire peut recevoir. L’identité de la cire ne serait rien d’autre que l’ensemble des perceptions passées, présentes et à venir que je peux imaginer sur cette même cire. Mise à part ses apparences, la cire en question serait donc « quelque chose de flexible, de muable et d’étendu » capable d’être rond, puis carré, puis triangulaire, sans pour autant cesser d’être. Dans ce cas, lorsque je me trouve devant ce morceau de cire, de manière inconsciente, mon imagination synthétiserait un certain nombre de changements possibles, ce qui expliquerait pourquoi je perçois toujours la même cire malgré la disparition de toutes ses qualités sensibles initiales. Il y aurait ainsi – grâce à l’imagination – une sorte d’anticipation empirique à partir des expériences que j’ai déjà faites des corps et de leurs changements.

Non (ce n’est pas par l’imagination) puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables changements, et je ne saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par conséquent cette conception que j’ai de la cire ne s’accomplit par la faculté d’imaginer.


    Descartes refuse qu’une telle synthèse anticipative soit le propre de l’imagination. Ce n’est pas une rétention de la mémoire et de l’imagination qui nous fait considérer l’unité et la permanence de la cire, car je conçois que la cire pourrait recevoir une infinité de changements possibles sans pour autant cesser d’être. La cire est conçue comme pouvant recevoir une infinité de modifications dans l’attribut de l’étendue par laquelle je la considère immédiatement. Pour comprendre ce point, précisons d’abord ce que nous identifions véritablement sous cette cire : lorsque je dis que c’est une cire x qui persévère au travers des changements, je vois un corps compris dans l’étendue qui peut recevoir une infinité de modifications. Si j’identifie la cire x c’est donc en tant qu’elle est une portion de l’étendue qui peut recevoir une infinité de modifications sans rompre son identité. Or, Descartes affirme que cette infinité de prédicats possibles ne convient pas aux facultés de sensibilité ou d’imagination qui sont soumises aux expériences particulières que nous faisons des corps. Au contraire, l’infinité potentielle des modifications de la cire et de l’étendue est le signe de l’intellectualité; c’est le propre de la pensée de pouvoir considérer l’infinité et de déterminer l’identité de la cire. Descartes écrit qu’il n’y a que mon entendement qui conçoive l’infinité. Dès lors, si nous concevons la cire comme une même chose susceptible de revêtir une infinité de prédicats, ça ne peut pas être une simple faculté empirique, comme la sensation ou l’imagination, qui la constitue telle. S’il y a un substrat de permanence et d’identité susceptible de persévérer au travers d’une infinité de mouvements potentiels, c’est que la cire est un corrélat rationnel et que l’identité est le propre de la pensée.

Ainsi je comprends, par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux.


    Voilà comment l’expérience perceptive du changement et l’analyse des facultés permettent de renverser l’attitude naturelle et l’empirisme spontané. C’est par une conception de l’entendement que je perçois et identifie un objet quelconque, qu’il soit imaginé, senti ou pensé abstraitement. Je perçois effectivement des qualités par le canal de mes sens et des affections corporelles, mais l’unité substantielle de la chose perçue réside dans la conception de mon esprit le perçu est fonction du conçu, le percept est un concept³. On comprend alors pourquoi Descartes disait que l’imagination et la perception, au même titre que le doute, étaient des modes de la pensée active puisque toute perception véritable s’accompagne d’un jugement d’identité intellectuel. Ce qu’il y a de substantiel, ce qui soutient et identifie une chose quelconque, c’est toujours le propre de la pensée, et ce qui nous apparait comme des qualités sensibles, loin de permettre l’identification de la chose, sont en définitive des modifications secondaires et contingentes de l’identité de part en part noétique (intellectuelle) de l’objet perçu. Descartes conclut alors ce premier point avec un autre exemple :

Si par hasard je ne regardais d’une fenêtre des hommes qui passent dans la rue, à la vue desquels je ne manque pas de dire que je vois des hommes, tout de même que je dis que je vois de la cire; et cependant que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ?


    On ne voit pas la cire mais on la conçoit par l’entendement de la même manière que lorsque nous voyons au loin des chapeaux et des formes homogènes longilignes, nous inférons que ce sont des hommes. Mise à part les formes régulières au loin, nous ne voyons pas des hommes, ils pourraient bien être des automates ou des robots comme dans le film Ex Machina. Lorsque j’affirme que ce sont des hommes, c’est « la puissance de juger » qui détermine et conçoit l’humanité de ces formes au loin, dépassant par là même la matérialité des apparences pour inférer leur nature de chose pensante (res cogitans) qui n’apparait jamais.

    On pourrait bien dire qu’en comparant le morceau de cire et les hommes perçus, Descartes sous-détermine ici la problématique de l’intersubjectivité et ramène l’alter ego à un simple objet. En effet, comme le lui ont reproché de nombreux représentants du courant phénoménologique au XXème siècle, Descartes ne distingue pas entre l’expérience perceptive d’un objet quelconque et l’expérience d’un homme, précisément un alter ego. On pourrait ainsi se demander si notre jugement sur les hommes ne porte pas avec lui une signification différente du simple jugement d’identité sur la cire. Cependant, le problème de Descartes est bien différent puisqu’il se questionne non pas sur le sens de l’objet mais sur l’instance qui établit l’identité. Par ailleurs, même si Descartes ne fait pas une phénoménologie de l’Autre, il affirme tout de même l’une des données fondamentales de notre expérience intersubjective : que ce soit une tasse, un chat ou un homme, c’est toujours nous qui jugeons et qui établissons l’identité de ce qui se donne à notre perception. Et c’est pour cela que la sous-détermination de l’intersubjectivité se révèle dans le même temps susceptible d’exprimer de la meilleure des manières l’une des constantes de l’expérience que nous faisons de nos alter ego : c’est que tout en sachant que nous sommes lui et moi des hommes et des consciences, de prime abord, je n’ai pas accès à l’autre sur un mode différent que les autres objets. Percevoir l’autre, c’est toujours percevoir depuis ma propre conscience une conscience qui n’apparait pas et que j’infère – Husserl dira ainsi que la constitution de l’Autre est toujours médiate et analogique.

    Reprenons alors le fil de la méditation pour tirer quelques conclusions. Juger un corps, percevoir un corps matériel, n’a rien d’immédiat et de certain. Bien au contraire, cet exemple nous montre que ce qui se donne immédiatement aux sens est accidentel; pouvant changer à tout moment sans pour autant remettre en question l’identité de la chose perçue, les apparences sont ainsi contingentes. Loin de revenir sur le premier doute au sujet des choses sensibles, un tel exemple vient justement radicaliser le problème; en effet, non seulement un objet sensible n’a pas en soi le critère de réalité et de vérité, mais de surcroît, ce n’est pas la sensation qui établit l’identité d’une chose mais l’entendement, ainsi que nous l’avons vu. Les apparences sensibles et les qualités phénoménales d’une chose sont ainsi des qualités secondes, purement relatives. C’est pourquoi lorsqu’une chose change, lorsqu’elle n’offre plus aucune apparence identique à l’expérience que nous en avions initialement, nous ne remettons pas en question son identité et sa permanence. C’est parce qu’ils sont corrélats de la pensée que les corps sensibles apparaissent comme des objets déterminés, substantiels et identifiés – à l’inverse, sans pensée, sans conscience, la pure sensation serait informe, sans unité ni identité. On peut alors dire que les objets sensibles sont aussi des objets rationnels dans la mesure où c’est un acte de l’esprit qui détermine leur identité. Dans une formulation un peu plus technique : la substance est pour soi, non en soi, car ce qui est substantiel dans les corps réside dans la constitution du jugement et de la pensée.
    Il nous faut maintenant mesurer la radicalité du parcours de cette seconde méditation.

Quelques réflexions sur le problème du fondement


    La perception des corps, que nous prenions pour plus certaine et première que toutes les autres expériences cognitives, est en fait une expérience de nous-même en tant qu’être pensant. Comme pour le malin génie qui me trompait tout en ratifiant la nécessité de mon existence, l’expérience du corps sensible renforce le primat de mon existence et fait de l’ego le fondement de toutes les identités des objets qu’il pense. La radicalité se redouble alors : non seulement je suis l’objet chronologiquement premier et plus certain dans l’ordre de la recherche, mais une fois que j’analyse précisément toutes mes expériences, je me rends compte que je suis le fondement de tout objet perçu en tant que c’est un objet conçu. Descartes précise ce point :

Si je juge que la cire est ou existe, de ce que je la vois, il suit bien plus évidemment que je suis ou que j’existe moi-même de ce que je la vois.


    Je suis le sujet de toutes mes pensées, plus certain que tout autre objet, je m’apparais indubitable toutes les fois que je pense. Or, loin d’être seulement un sujet clos sur lui-même, je suis ouvert aux choses du monde et même si je doute de leur existence véritable et de leur existence telle qu’elle m’apparait, je les juge et je les pense. De plus, en tant que je suis l’unique certitude et le principe de toutes mes activités, je comprends alors que dans l’ordre des raisons, chaque expérience d’un objet distinct de moi-même me renvoie à moi-même – l’expérience de l’altérité est donc une expérience de soi. Ainsi, je peux penser des corps, je peux les identifier, les prédiquer, mais (i) ils n’ont en eux-mêmes aucune véracité car je n’ai toujours pas levé les premières figures du doute, et (ii) chaque fois que je les juge c’est ma propre existence que j’affirme implicitement. Par exemple, chaque fois que j’affirme que la cire existe et qu’elle change, j’affirme mon existence comme le principe même de l’identité de la cire. À proprement parler, une fois l’analyse des termes précisément réalisée, je ne suis plus immergé dans le monde, je ne suis plus dans le monde, mais il me fait face, j’en suis le fondement parce que l’acte constituant du sujet (la noèse) est premier sur l’objet en son identité (le noème). J.-L. Marion écrit à ce sujet :

Le monde s’intentionnalise par l’ego et vers lui ; par lui parce que rien ne devient objet du savoir si l’ego ne le transforme en objet de pensée (cogitatum); vers lui parce que rien ne devient un objet de pensée (cogitatum), si l’ego ne le polarise en sa direction. La réduction des choses aux objets de la cogitatio-pensée suppose la réduction de la cogitatio-pensée à l’opération de l’ego, donc à l’ego lui-même.
 
    Toutes les fois qu’il y a un objet, qu’il y a un monde, c’est donc d’abord que j’existe comme sujet pensant qui fait exister intentionnellement le pôle de l’objet. Par l’exemple du morceau de cire, loin de simplement reprendre ce qui avait été montré à partir du doute méthodique et métaphysique, Descartes ratifie définitivement le primat du sujet sur tous les objets qu’il peut se représenter. Et loin de revenir sur les premières raisons de douter, Descartes radicalise le problème de l’objet; en effet, non seulement je n’ai toujours aucun moyen d’établir précisément ce qu’est une perception véritable, et ce qu’est un objet vrai, mais dans la mesure où le percept est maintenant un objet conçu, c’est l’existence même de l’objet indépendamment du percept conscient (percipi) qui devient problématique. Puisque c’est le sujet qui établit l’identité du morceau de cire, l’existence de ce morceau en soi, indépendamment du sujet, est rendue problématique et chaque jugement sur le percept renvoie à l’existence de l’ego pensant. Voilà donc la fin de la 2nd Méditation : certain de moi-même, c’est l’idée même d’altérité qui est considérablement remise en question dans la mesure où tout, toujours, me renvoie à moi-même. Comme nous le disions dans la seconde partie, voilà la nature tyrannique de l’ego qui se précise encore un peu plus; l’ego est premier sur tout, et toute chose est indexée à son existence – dès qu’il juge une chose, celle-ci est le signe de son activité.

Conclusion


    Voilà donc où nous mène la seconde méditation. Reprenons schématiquement ce qui a été démontré jusqu’alors pour ne rien perdre en route et garder en tête l’unité des différentes parties.

    Repartant du doute hyperbolique et préservant toutes les figures du doute expliquées dans la 1ère Méditation, nous avons commencé cette méditation en faisant face à l’éventualité de l’absence totale de vérité et de certitude. En effet, si le malin génie transforme tout en erreur et si toutes les raisons de douter sont valides, alors il n’y a aucun objet de vérité et la science est une chimère qui dépasse l’entendement humain. En reprenant le questionnement de la 2nde Méditation, nous avons vu comment la Méditation changeait d’orientation en se questionnant sur l’existence éventuelle du sujet. La reprise de l’hyperbole du doute faisait de « l’ego, le je » sur lequel portait l’activité du malin génie, l’unique sujet nécessaire à l’activité de ce même malin. La radicalité du malin génie transformait alors la conscience du sujet en une vérité indubitable : sans autre raisonnement, sans syllogisme, nous avons vu émerger une première certitude qui se résumait dans la formule ego sum ego existo. Contre l’hyperbole du doute, il y avait donc bien un quelque chose, le sujet conscient de lui-même, qui échappait à toutes les hypothèses et qui était certain toutes les fois où il affirmait son existence.

    Cependant, nous avons montré que la science ne pouvait pas se contenter de la certitude indéterminée de l’existence de l’ego agent. Il nous fallait établir précisément la nature de cet ego et le définir afin d’en avoir une première connaissance : avec la distinction entre la substance, les modes et les attributs intelligibles, nous avons montré que l’ego existe comme un sujet pensant, c’est-à-dire en tant qu’ego cogito. Par ces distinctions, nous avons déterminé l’ego selon son attribut essentiel, et toutes les fois où il y a de la pensée – du cogito – il y a nécessairement l’ego qui existe. Dans cette seconde étape nous rejoignons alors la formule canonique du Discours de la Méthode : Je pense donc je suiscogito ergo sum. Ici nous avons alors deux formes de connaissance qui s’articulent entre elles : une première connaissance immédiate, sans raison, où l’évidence est à elle-même sa propre raison (je suis j’existe), et une connaissance médiate et discursive qui s’obtient sous la forme d’un syllogisme et qui fournit une raison déterminée à la certitude : je pense donc je suis; si je sais avec certitude que je suis, c’est parce que je pense et que j’ai la connaissance de cette pensée. Du sujet agent dans la première preuve, nous sommes passé au sujet pensant dans la 2nde.
    Enfin, dans un troisième temps, pour préciser le sens même de ces premières évidences et ce qu’elles impliquent pour la théorie de la connaissance, Descartes renverse l’ordre de la recherche; il part de l’expérience immédiate des corps sensible et montre la valeur fondamentale et constitutive de l’ego. Tout objet est toujours le corrélat d’une pensée certaine d’elle-même. Le fondement de l’ego est donc à la fois épistémologique – dans l’ordre de la connaissance – et ontologique dans l’ordre de l’identité des choses : l’ego est le premier objet de certitude qui échappe à toutes les formes de doute, et une fois comprise la fonction de cet ego qui pense, l’ensemble des objets présents à la conscience renvoient en première instance à l’activité et l’existence de cet ego. Tout objet est par soi dubitable parce qu’au plan ontologique, la représentation de x renvoie d’abord à l’ego qui le pense.

    Cependant, une telle conclusion n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes. Si tout acte de jugement renvoie – dans l’ordre de la connaissance – à la certitude de se connaître soi-même et d’être le fondement des objets, ne rencontrons-nous pas là un grand risque pour l’entreprise de connaissance qu’on s’était donnée ? En effet, si je suis certain uniquement de moi-même, et que tout acte de jugement renvoie à mon activité subjective, n’y-a-t-il pas le risque d’être seul au monde et de ne pouvoir connaître rien d’autre que sa propre activité ? Dans ce cas, ne remettrions-nous pas en cause l’idée même d’une connaissance objective ? En effet, comment pourrions-nous fonder une science si la vérité ne tient qu’à nous-même et nous renvoie toujours à ce « je » qui pense et objective. La première certitude serait ainsi par définition l’antithèse de la vérité puisqu’elle est dénuée d’autres objet que le « je » et qu’elle ne semble pouvoir se donner d’autre contenu que le fait que je suis j’existe autant de fois que je pense. Par cette première certitude, on peut se demander si nous ne nous sommes pas condamnés à être hors du monde, dans une forme de solipsisme où il n’y a aucune autre existence certaine et connaissable que la nôtre. Cette situation serait alors bien plus dangereuse que d’être condamnés à n’avoir que des opinions dans la mesure où le monde de l’opinion est en un sens un monde de partage où nous ne sommes pas condamnés à n’avoir pour vérité que notre propre existence.
    Telle est la question conclusive de la méditation 2nde ; la transcendance et le primat de la pensée condamnent-elles toute altérité à n’être que médiate, corrélat et, partant, incertaine ? La première certitude dans l’ordre du sujet pourrait ainsi signifier l’impossibilité d’une vérité en soi et universelle; la découverte du sujet nous condamnerait à une forme de relativisme bien plus grave que le règne des opinions dans lequel nous tentons tant bien que mal de défendre l’objectivité et la légitimité de nos avis. En effet, si chacun est à soi-même sa propre certitude, il y aura autant de sciences et autant de vérités que d’ego pensant, et la méditation ne ferait que ratifier, dans l’ordre de la pensée, cette formule qu’Hobbes utilisait pour décrire l’état de nature des hommes : la guerre de tous contre tous. Au terme d’une recherche qui avait pour fin de trouver l’indubitable, l’absolu, l’apodictique qui soit valide pour tous et puisse fonder la science, il y a ainsi une forme de tragique à n’être certain que de soi-même. Voilà où nous en sommes, et pourquoi la découverte de l’ego, de son essence, et de sa primauté face au monde, n’est qu’un moment de la recherche métaphysique. Une fois le fondement trouvé, il faut se demander s’il se suffit à lui-même dans une recherche de la vérité… En somme, savoir si la certitude de soi et de sa pensée pourra faire office de principe pour la science.

Tableau de Ralph Hedley de 1895. Cette huile sur toile reflète le problème de la perception de soi et du monde. Percevoir le monde, c'est toujours le moi qui regarde le monde et qui prend conscience de lui-même en tant que sujet qui perçoit. Sur le tableau, on voit le peintre se percevant lui-même dans le miroir et c'est cette perception de soi qui constitue le sujet du tableau.
"Et remarquant que cette vérité, je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étaient pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchais."
Descartes
Discours de la Méthode, 4eme partie

¹ Je dois cette expression à Claire Schwartz.
² Pour l’origine linguistique de ce problème, voir l’usage du verbe γὶγνεσθαι-devenir chez Aristote, Physique, I.7., 190a13-190b10.
³ Dans ses Réponses aux cinquièmes objections Descartes écrit : « Enfin, vous m’arguez ici en passant de ce que, n’ayant rien admis en moi que l’esprit, je parle néanmoins de la cire que je vois et que je touche, ce qui toutefois ne peut se faire sans yeux ni mains ; mais vous avez dû remarquer que j’ai expressément averti qu’il ne s’agissait pas ici de la vue ou du toucher, qui se font par l’entremise des organes corporels, mais de la seule pensée de voir et de toucher, qui n’a pas besoin de ces organes, comme nous expérimentons toutes les nuits dans nos songes… »
 À proprement parler, l’exemple de la cire et l’exemple des hommes perçus au loin n’ont pas le même statut. Dans un cas il s’agit de juger d’un corps, dans l’autre de juger d’une res cogitans à partir de l’expérience des corps. Cependant, la différence de statut des deux objets répond à la même préoccupation dans l’ordre de la métaphysique : montrer que l’identité de l’objet jugé tient au sujet qui la juge. Ceci permet en outre de ne pas commettre l’erreur de croire que c’est en tant que chose étendue que le morceau de cire est conçu. Comme l’écrit J.-L. Marion « Cette expérience de pensée et de la pensée s’impose avec une admirable netteté. Du moins si l’on évite un contresens aussi surprenant que largement admis : assumer qu’il s’agirait ici, au lieu d’un sensible particulier et concret, du concept de la res extensa, qui surgirait dès maintenant « indubitable » par « surcroît inattendu » de certitude, contredisant l’ordre des raisons et anticipant sur les deux dernières méditations, comme si Descartes s’oubliant lui-même, établissait trop tôt « la condition de notre connaissance des choses matérielles » et affirmant ici sans preuve « que la nature de ces choses n’est en soi que l’étendue. » Jamais le morceau de cire ne permet d’établir l’essence intelligible de la cire, mais il permet simplement d’établir l’essence rationnelle de tout jugement que nous portons sur celle-ci. Voir Marion, J.-L., « Méditation seconde », dans D. Arbib (éd.), Les Méditations Métaphysiques, Objections et Réponses de Descartes. Un commentaire, Paris, Vrin, 2019, p.103-104.
 Seulement, l’argument porte moins sur l’humanité des hommes que sur le primat de notre pensée constituante, et même dans le cas d’une pensée de l’intersubjectivité telle qu’on la trouve dans les Méditations cartésiennes du philosophe Husserl, c’est toujours la conscience qui constitue l’alter ego comme tel.
 Descartes explique cette relation médiate que nous avons aux hommes dans la Cinquième partie du Discours de la Méthode : « Et je m’étais particulièrement arrêté à faire voir que, s’il y avait de telles machines qui eussent les organes et la figure d’un singe ou de quelque autre animal sans raison, nous n’aurions aucun moyen pour reconnaître qu’elles ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux : au lieu que s’il y en avait qui eussent la ressemblance de nos corps, et imitassent autant nos actions que moralement il serait possible, nous aurions toujours deux moyens très certains pour reconnaître qu’elles ne seraient point pour cela de vrais hommes. Dont le premier est que jamais elle ne pourrait user de paroles ni d’autres signes en les composant, comme nous faisons pour déclarer aux autres nos pensées. Car on peut bien concevoir qu’une machine soit tellement faite qu’elle profère des paroles, et même qu’elle en profère quelques-unes à propos des actions corporelles qui causeront quelque changement en ses organes […] mais non pas qu’elle les arrange diversement, pour répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence, ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire. Et le second est que, bien qu’elles fissent plusieurs choses aussi bien, ou peut-être mieux, qu’aucun de nous, elles manqueraient infailliblement en quelques autres, par lesquelles on découvrirait qu’elles n’agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes : car au lieu que la raison est un instrument universel qui peut servir en toutes sortes de rencontres, ces organes ont besoin de quelque particulière disposition pour chaque action particulière : d’où il vient qu’il est moralement impossible qu’il y en ait assez de divers en une machine pour la faire agir en toutes les occurrences de la vie de même façon que notre raison nous fait agir. »
 Voir E. Husserl, Méditations Cartésiennes, Vème Méditation, Trad. Levinas, Paris, Vrin.
 Ici il faut prendre l’implicite au sens littéral : la notion de ce corps que je juge implique en elle, en tant que corrélat de la pensée, ma propre existence. J.-L Marion résume ce point : « Même un acte de cogitatio manqué ne manque pas de m’assurer de mon existence en tant qu’activement cogitans. » Marion, J.-L., « Méditation seconde », dans D. Arbib (éd.), Les Méditation Métaphysique, Objections et Réponses de Descartes. Un commentaire, Paris, Vrin, 2019, p. 105.
 J.-L., Marion, Sur la théologie blanche de Descartes, Op. Cit., p.391.

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