Comment était organisée la société avant la Révolution française ? (partie 1)

par - février 23, 2023

   La Révolution est survenue dans une société bien particulière, à laquelle nous avons donné depuis le nom d’Ancien Régime. Il y a cette phrase de François Furet qui formule joliment le propos concernant ce chrononyme : "La Révolution française a baptisé ce qu'elle a aboli. Elle l'a appelé l'«ancien régime»." Tous les historiens s’accordent à dire que les structures de cette société présentaient des contradictions telles que sa perpétuation ne pouvait durer en l’état. Bien des individus de l’époque ressentent, pour de multiples raisons et selon divers intérêts, que des réformes économiques et sociales en profondeur sont nécessaires. À la veille de 1789, la société d’Ancien Régime est bel et bien en crise. Avant d’aborder ce phénomène dans toute sa complexité, nous allons d’abord observer la manière dont était constitué l’ordre social en question.
    Cet article sera composé de plusieurs parties. Dans celle-ci, l’étude de la société d’Ancien Régime se fera essentiellement à travers la présentation de la noblesse. Les autres composantes sociologiques de cette société, le clergé et le Tiers Etat, seront abordées dans les prochaines parties.
    

Une société d’essence aristocratique

    La société d’Ancien Régime est radicalement différente de la nôtre. Elle était depuis plusieurs siècles, comme le dit si bien Albert Soboul, "d’essence aristocratique; elle avait pour fondements le privilège de la naissance et la richesse foncière ¹." Cette société est dite aristocratique car elle est dominée par les ordres privilégiés. Il existait trois ordres ou états dont l’existence était reconnue par le droit traditionnel. Le clergé, composé des membres de l'Église, constitue le premier ordre. Il est le plus ancien et, dès ses origines, sa condition est régie par le droit canon, c'est-à-dire le droit de l’Église catholique romaine. Nous avons ensuite l’ordre de la noblesse, composé primitivement des chevaliers et des guerriers qui étaient également des seigneurs terriens. Les nobles et les membres du haut clergé, qui sont également nobles, sont les représentants des ordres privilégiés. Nous avons enfin le Tiers-État, ordre non privilégié soumis aux impôts contrairement aux deux autres. Sa formation fut lente. Il était composé au départ des bourgeois des villes qui bénéficièrent durant le Moyen-Âge de chartes de franchises et de certaines libertés octroyées par le pouvoir royal, et qui finit par englober l'écrasante majorité de la population, notamment la paysannerie. Cette tripartition de la société en ordres est déjà présente, au Ve siècle, chez saint Augustin, mais elle est évoquée pour la première fois clairement, semble-t-il, au XIe siècle par Adalbéron de Laon, évêque de Laon ayant vécu entre 947 et 1030. Dans un poème composé vers 1025 à la gloire du roi franc Robert II le Pieux, Adalbéron décrit un monde organisé en trois groupes humains qui se partagent les fonctions principales de la société : les oratores, les moines et les prêtres qui prient; les bellatores, les chevaliers qui combattent; et les laboratores, ceux qui travaillent, les hommes laborieux. Cette tripartition théorique et fonctionnelle qu’Aldabéron livre à notre imaginaire constituait bel et bien une structure officielle sur le plan juridique. S’étant consolidés progressivement à travers les siècles et puissamment consacrés par la coutume, les ordres finissent par s’imposer de fait à la monarchie. Au bout d’un certain temps, la distinction des ordres est devenue une des lois fondamentales du royaume. Il sera question de ces lois dans la partie dédiée aux structures de l'Etat monarchique.
    Les ordres indiquent et impliquent, dans leur essence même, l’inégalité entre les hommes. Il s’agissait là d’une inégalité basée sur les privilèges honorifiques, économiques, fiscaux et juridiques. Cette inégalité était vue comme naturelle et elle devait demeurer ainsi. Du reste, elle était aussi bien justifiée par la prééminence et les discours de l'aristocratie qu’admise empiriquement par l’Église, dont le pouvoir hiérocratique reposait précisément sur cette structuration sociale. Nous verrons dans un instant que les ordres ne sauraient se confondre avec une catégorie sociologique largement usitée aujourd'hui, les classes sociales. Nous verrons également que ces ordres sont constitués d’éléments disparates, de groupes humains qui peuvent même être plus ou moins opposés entre eux.

Un monde apparemment figé mais soumis au changement

    Il convient de souligner qu’à la fin du XVIIIe siècle, cette société d’ordre, qui semblait éternellement figée, ne cessait, en fait, d’évoluer. Étant d’essence aristocratique, et donc fondée sur le mépris des activités manuelles et commerciales, la société féodale était cependant de moins en moins en harmonie avec la réalité des évolutions économiques et sociales. Cette société avait pris forme progressivement aux Xe-XIe siècles. C’était alors une époque où la terre constituait la seule source de la puissance et de la richesse; ceux qui la possédaient, les nobles et l’Église, étaient par conséquent les maîtres et utilisaient le travail des serfs et/ou des paysans libres pour en récolter les fruits. Seulement, bien des mutations sont intervenues et ont fini par bouleverser cet ordre déjà pluriséculaire :
  1. Au prix de longs efforts et de conflits interminables, le pouvoir royal a réussi à retirer aux seigneurs la puissance régalienne qu’ils avaient en leurs domaines. Il leur a laissé leurs privilèges sociaux et économiques, ce qui leur a permis de conserver la première place dans la société. Sous Louis XIV, les grands seigneurs et les princes de sang, qui autrefois étaient de potentiels rivaux du roi et qui disposaient d’armées, sont désormais des courtisans vivant dans l’oisiveté à Versailles. Le Roi-Soleil est parvenu à les priver des fonctions administratives et politiques les plus prestigieuses de l’appareil d’État. A leur place, ce sont des bourgeois qui ont été, en très grande partie, préférés. Le pouvoir royal jugeait ces derniers moins orgueilleux et enclins à servir le mieux possible, avec efficacité et rationalité, l’Etat monarchique. Cependant, les aristocrates reviendront progressivement aux affaires, mais sans jamais recouvrir leur ancienne puissance régalienne, sous Louis XV et de façon encore plus affirmée sous Louis XVI (nous aurons à y revenir).
  2. On assiste à une renaissance progressive de la civilisation urbaine à partir du XIe siècle, qui s’est accompagnée parallèlement d’une renaissance du commerce et des productions artisanales. Ces activités ont fini par créer de nouvelles sources de richesses, la richesse mobilière, et en même temps une nouvelle classe sociale, la bourgeoisie. Il sera question très précisément d’elle dans la troisième partie. Nous pouvons simplement dire assez rapidement ici que la bourgeoisie désigne, étymologiquement, les habitants du bourg ou noyau urbain. Elle constitue, au Moyen-Âge, une catégorie juridique, désignant les habitants des villes qui sont non nobles, qu’on appelle également “citoyens” dans certaines villes, et auxquels des libertés et des droits sont garantis comme, par exemple, le droit de se constituer en corporations de métiers ou encore en guildes, notamment marchandes. Lorsque le roi Philippe Auguste parla dans son testament de 1190, de bugenses nostri, “nos bourgeois”, il s'agissait déjà d’individus établis et propriétaires qui élisaient les représentants de leurs villes². Ces bourgeois vont prospérer durant tout le Moyen-Âge, et au XVIIIe siècle, la terre n’est plus, loin s’en faut, l’unique source de richesse. La richesse mobilière accumulée par la bourgeoisie concurrençait de plus en plus fortement la richesse traditionnelle foncière de l’aristocratie.
    La structure officielle et légale de la société d’Ancien Régime, en cette fin de XVIIIe siècle, ne coïncide donc plus avec les réalités sociales, économiques et même culturelles du temps. Il s’agit encore, il est vrai, d’une société très largement rurale et artisanale. Mais tout au long du siècle, les structures traditionnelles de son économie commençaient déjà à subir de profonds changements, notamment en raison de l’essor du grand commerce et par une importance accrue de la production manufacturière. Nous voyons également apparaître, au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, les débuts de ce qui deviendra la grande industrie au siècle suivant. Ces évolutions témoignent de la montée en puissance, sur les plans économique et culturel, de la bourgeoisie dont le rôle dans la révolution à venir sera tout à fait prédominant. L’ascension de cette classe est le corollaire d’un déclin relatif du rôle social et de la puissance de la noblesse. Si cette dernière conserve toujours le premier rang, c’est au prix d’un conservatisme jaloux qui se veut sans concession et qui se renforce particulièrement durant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Alors, inéluctablement, les antagonismes entre l’aristocratie et la bourgeoisie ne vont cesser de s’accentuer tout au long du siècle au point d’arriver, à la veille de 1789 et durant la révolution, à leur point d’ébullition. Quant aux classes populaires, et surtout la paysannerie, inutile de dire que la société d’Ancien Régime pèse de tout son poids sur elles. Bien entendu, tout ce qui vient d’être dit comporte en réalité de très nombreuses nuances, et nous les apporterons le moment venu. Venons-en désormais à la description de ce qu'était noblesse à la veille de 1789.

L’aristocratie féodale

    L’aristocratie ou noblesse se compose, nous l’avons dit précédemment, de la noblesse et du haut clergé. Seulement, nous avons vu que la noblesse n’avait plus les attributs de la puissance publique et politique qui furent les siens. Le pouvoir royal, au XVIIe siècle, était finalement parvenu à lui retirer l’exercice effectif des droits régaliens : perception de l’impôt, possession d’une armée, création de monnaie, administration de la justice… Après la Fronde (c’est une révolte de grande ampleur, d’abord des parlements, puis des princes du sang contre le pouvoir royal entre 1643 et 1658) et durant le règne de Louis XIV, qui porta le pouvoir royal à un niveau d’autorité et de prestige encore jamais atteint, la noblesse est définitivement vaincue, ce qui ne veut pas dire qu'elle est totalement obéissante. On peut dire néanmoins que le processus de sa domestication est achevé, et désormais fascinée par la puissance et l’aura de l’État monarchique, elle ne demande plus qu’à participer au fonctionnement de celui-ci.
    Les effectifs de la noblesse sont évalués, à la veille de Quatre-Vingt-Neuf, à environ 350 000 individus. Cela représente alors quelque chose comme environ 1,3 % de la population totale du royaume. Les nobles jouissent d’une série de privilèges honorifiques et économiques : ils ont le droit de porter l’épée, le banc réservé à l’Église, ils sont exemptés de la taille (impôt) et de la corvée des routes, ils sont encore exemptés du logement des gens de guerre et ils ont le droit de chasse. Ils sont décapités et non pendus en cas de peine de mort, la pendaison étant le type de peine capitale destiné aux roturiers. Ils ont le monopole concernant l’accès aux grades supérieurs de l’armée, aux dignités de l’Église, ce qui explique que tous les membres du haut clergé soient nobles (évêques, abbés, chanoines…). Ils ont également le monopole des hautes charges dans la magistrature et dans l’administration. Les nobles peuvent également, lorsqu’ils possèdent un fief, percevoir sur les paysans des droits féodaux. Seulement, on pouvait être noble sans posséder de fief, et au XVIIIe siècle, un roturier, généralement un bourgeois, pouvait posséder un fief noble et ainsi percevoir les droits féodaux qui y étaient attenants. La propriété foncière aux mains des nobles est plus ou moins importante suivant les régions. Si la noblesse demeure au premier rang de la société, elle n’en constitue pas pour autant un bloc homogène. Son facteur d’unité le plus fondamental demeure ses privilèges. Les nobles, en tant qu’individus privilégiés, ont le sentiment d’être à part dans la société comme le montre si bien David Higgs dans son étude sur la noblesse qu’il définit comme une espèce de groupe “ethnique”, c’est-à-dire un ensemble d’individus qui se définissent comme un groupe humain différent de tous les autres au sein de la société³. Pour autant, le second ordre du royaume renferme des différences très importantes, et "les inégalités ne sont pas faibles à l’intérieur de la noblesse ", ainsi que nous allons le voir.

La noblesse de cour

    Ce sont les nobles qui demeurent à la Cour du roi à Versailles. On les appelle les courtisans. Leur chiffre se porte à 4 000 à l’aube de la révolution. Il s’agit là de la cime de l’aristocratie. La noblesse de Cour mène grand train auprès du roi. Elle est entretenue par les pensions royales et possède encore d’autres sources de revenus : les soldes militaires, les revenus des charges de la Maison du roi, les revenus de leurs grands domaines. Ils n’ont pas le droit de vivre dans leurs domaines du reste, et ils ne peuvent s’y rendre que sur autorisation expresse du roi. Celui-ci, depuis Louis XIV, garde donc les courtisans, autrefois grands seigneurs orgueilleux et rivaux dangereux, près de lui. Au XVIIIe siècle, cette haute noblesse vit dans une situation de déclin réel. Les revenus de ces grands aristocrates, dans leur quasi-intégralité, ne doivent leur servir qu’à se maintenir dans leur rang. Ils vivent dans une oisiveté luxueuse, faite de plaisirs et d’insouciance, et qui coûte extrêmement cher. Ils ne cessent de s'endetter car leurs seuls revenus ne leur suffisent pas. Ils ont néanmoins trouvé une nouvelle possibilité d’enrichissement, qui consiste à contracter des mariages avec de riches héritières bourgeoises, solution qui est cependant loin de régler tous les problèmes. Albert Mathiez – dans son excellent livre sur la Révolution française paru en trois tomes chez Armand Colin dans les années 1920 et qui demeure encore aujourd’hui une œuvre de référence – décrit le mode de vie dispendieux de cette haute noblesse. La citation est hélas un peu longue mais elle en vaut la peine :

La haute noblesse coûte donc très cher. Comme elle possède en propre de grands domaines, dont la valeur dépassera 4 milliards quand ils seront vendus sous la Terreur, elle dispose de ressources abondantes qui lui permettent, semble-t-il, de soutenir son état avec magnificence. Un courtisan est pauvre quand il n’a que 100 000 livres de rentes. Les Polignac touchent sur le Trésor en pensions et gratifications 500 000 livres d’abord, puis 700 000 livres par an. Mais l’homme de Cour passe son temps à “représenter”. La vie de Versailles est un gouffre où les plus grandes fortunes s’anéantissent. On joue un jeu d’enfer, à l’exemple de Marie-Antoinette. Les vêtements somptueux, brochés d’or et d’argent, les carrosses, les livrées, les chasses, les réceptions, les spectacles exigent des sommes énormes. La haute noblesse s’endette et se ruine avec désinvolture [...]. Biron, duc de Lauzun, don Juan notoire, a mangé 100 000 écus à vingt-et-un ans et s’est endetté en outre de 2 millions. Le comte de Clermont, abbé de Saint-Germain-des-Prés, prince du sang, avec 360 000 livres de revenu a l’art de se ruiner à deux reprises. Le duc d’Orléans, qui est le plus grand propriétaire de France, s’endette de 74 millions. Le prince de Rohan-Guéménée fait une faillite d’une trentaine de millions dont Louis XVI contribue à payer la plus grande part. Les comtes de Provence et d’Artois, frères du roi, doivent, à vingt-cinq ans, une dizaine de millions. Les autres gens de Cour suivent le courant et les hypothèques s’abattent sur leurs terres. Les moins scrupuleux se livrent à l’agiotage pour se remettre à flot [...]. Il y en a, comme le marquis de Sillery, mari de Mme de Genlis, qui font de leur salon des salles de tripot. Tous fréquentent les gens de théâtre et se déclassent. Des évêques comme Dillon, de Narbonne, et Jarente, d’Orléans, vivent publiquement avec des concubines qui président à leurs réceptions.

    Cette vie faite de mondanités rapprochait de plus en plus une partie de cette haute noblesse de la grande bourgeoisie d'affaires. Il y a les intermariages entre ces deux catégories sociales, nous l’avons dit, mais encore partagent-elles un goût commun pour les idées alors en vogue, celles des philosophes des Lumières, sur lesquelles nous reviendrons dans un autre article. Devenant de plus en plus libérale, une partie de cette grande aristocratie commençait, comme le dit si bien Mathiez, à se déclasser, à une époque où la hiérarchie sociale et la distinction des rangs semblaient d’une rigidité plus grande que jamais. La grande bourgeoisie, quant à elle, est absolument fascinée par cette noblesse, et ce n’est pas un hasard si au début de la révolution elle se choisit des représentants qui sont de grands aristocrates, notamment La Fayette qui était déjà illustre pour avoir participé, aux côtés des insurgés, à la guerre d’indépendance des Etats-Unis.

La noblesse de robe

    C’est au cours du processus de consolidation de l’appareil administratif et judiciaire de l’État monarchique, durant les XVIe et XVIIe siècles, que la noblesse de robe s’est constituée. C’était alors une époque où celui-ci, qui tendait à se complexifier, mettait en vente des charges et des offices anoblissants afin d’inciter des bourgeois à s’en rendre acquéreurs. Les robins sont donc au départ des individus issus de la haute bourgeoisie qui deviennent progressivement des nobles propriétaires de leurs charges. Pour bien saisir la différence entre cette époque et la nôtre concernant les carrières au sein de l’État ou encore dans la magistrature, un haut fonctionnaire ou encore un avocat de la société d’Ancien Régime sont des individus qui, en plus des études qu’ils doivent financer s’ils n’ont pas la chance de bénéficier de quelque bourse, doivent acheter leur charge. Au XVIIe siècle, la noblesse de robe occupait encore une position qu’on pourrait dire intermédiaire entre la noblesse d’épée et la bourgeoisie. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que les robins tendent à se confondre tout à fait avec la noblesse d’épée.
    Au sommet de cette noblesse de robe se trouvent les grandes familles parlementaires. Les parlementaires sont inamovibles. Cela signifie qu’ils occupent leur poste à vie et que rien, sinon la mort ou la retraite volontaire, ne peut les y déloger. Leur charge est héréditaire et elle se transmet donc de père en fils. Les parlements, en raison de leur importance, notamment dans la vérification et l’enregistrement des lois, entendent prendre part au contrôle du gouvernement royal et participer pleinement à l’administration de l’État. Cette prétention, en particulier du Parlement de Paris qui est de loin le plus important, les met en conflit bien souvent avec le pouvoir royal. Pour autant, comme nous aurons l’occasion dans un autre article, les parlementaires sont très attachés aux privilèges qui sont les leurs, bien que dans l’opinion ils passent souvent pour être des adversaires résolus de la monarchie absolutiste. Ils sont profondément conservateurs, à l’image de la majeure partie de la noblesse.

La noblesse provinciale

    Cette noblesse-là connaît un sort bien moins éclatant comparé aux deux précédentes catégories nobiliaires. On appelle également ces nobles de province les hobereaux. Le terme désigne un gentilhomme de petite noblesse vivant sur ses terres. Selon Tocqueville, qui plaisante sur l’origine de cette appellation, le hobereau est un terme qui correspond bien à ces gentilshommes car il s'agit d'un oiseau rapace, certes, mais qui est le moins fort et “le moins gros des oiseaux de proie”. Les hobereaux vivaient avec leurs paysans, et partageaient souvent avec eux les mêmes difficultés de la vie. Les hobereaux n’ont pas le droit, sous peine de déroger, de pratiquer une occupation manuelle, en cela qu’ils sont nobles. Ils n'ont pas le droit non plus de cultiver eux-mêmes leur propre terre au-delà d’un certain nombre d’arpents. Leur principale activité consiste alors, le plus souvent, en la perception des droits féodaux auxquels sont soumis leurs paysans. Au XVIIIe siècle, les hobereaux, en général, tendent progressivement à s’appauvrir. Ceux qui perçoivent leurs droits féodaux en argent dépendent d’un tarif fixé depuis déjà plusieurs siècles. Seulement, nous le verrons dans un article consacré à la crise économique des années 1780, le royaume de France connaît tout au long du XVIIIe siècle une inflation constante, si bien que le pouvoir d’achat de l’argent ne cesse de diminuer face à la hausse continue du coût de la vie, ce qui affaiblit progressivement la valeur réelle des droits féodaux perçus en argent par ces hobereaux. Leur situation s’aggravait du reste en raison des règles de succession concernant leurs fiefs. Dans plusieurs provinces, les membres des familles de hobereaux étaient victimes du partage inégal des héritages qui s’effectuait systématiquement au bénéfice de l’aîné.
    Cependant, toutes les familles de hobereaux ne connaissent pas le même sort au cours du XVIIIe siècle. Nombreuses sont celles qui parviennent à résister à la hausse des prix en exploitant efficacement leurs terres et en percevant leurs droits seigneuriaux. Certaines réussissent même à s’enrichir grâce à l’augmentation de la rente foncière. Les plus habiles, qui disposent alors de bonnes terres, sont notamment en mesure de dégager des surplus agricoles qu’elles peuvent alors commercialiser sur les marchés. Et grâce à cette inflation qui pénalise énormément de gens, ces familles profitent de la revalorisation de certains droits seigneuriaux, comme par exemple les droits de foire.
    Les hobereaux, qu’ils soient riches ou misérables, entretiennent avec les grands seigneurs de Cour, qui les méprisent, des rapports difficiles. Ils haïssent cette noblesse qui jouit de hauts revenus provenant en grande partie du Trésor royal. Les hobereaux détestent également la grande bourgeoisie urbaine, forte d’un essor économique qui contraste superbement avec leur déclin matériel relatif. Les paysans, quant à eux, comprennent et admettent de moins en moins la légitimité des droits féodaux que les hobereaux, et même les nobles plus généralement, font lourdement peser sur leur dos.

Le déclin de l’aristocratie féodale

    L’aristocratie féodale dans son ensemble, bien que toujours à la tête de la société d’Ancien Régime, montre des signes de plus en plus visibles de décadence. Nous avons vu à quel point la haute noblesse ressentait un besoin croissant d’argent qui dépassait parfois, et de loin, ses revenus. Tiraillée par ce besoin, elle exigeait plus pleinement encore l’application de ses droits traditionnels. Les dernières années du régime de Louis XVI sont marquées par une violente réaction aristocratique, qui sera comme un prélude à la révolution (nous y reviendrons). La noblesse entendait monopoliser perpétuellement toutes les hautes charges de l’État, de l’Église et de l’armée, en évinçant complètement la bourgeoisie qui aspirait, elle aussi, à ces honneurs. Jean-Clément Martin, dans sa Nouvelle histoire de la Révolution française, ouvrage de 2012 réédité en 2019, évoque ce renforcement de la fermeture sociale au profit de la noblesse : "C’est particulièrement le cas dans le haut clergé et dans les hauts postes administratifs, où des roturiers, riches évidemment, avaient pu parvenir à la fin du XVIIe siècle, mais ne le peuvent plus un siècle plus tard.Des lois sont prises pour assurer les postes importants aux nobles, notamment dans la carrière militaire : en 1781 et en 1786, les édits dits de Ségur réservent les grades supérieurs de l’armée aux hommes sur la base de leur degré de noblesse.
    Sur le plan économique, les nobles ont contribué à rigidifier le système seigneurial, ce qui, comme on le verra lors d’un article dans lequel nous étudierons la crise économique de l’Ancien Régime avant 1789, va nuire aux progrès de l’agriculture. Beaucoup voulurent étendre leurs droits féodaux en s'appuyant sur les terriers, anciens parchemins médiévaux qui renfermaient, paraît-il, l’énumération des droits seigneuriaux. Ainsi, les seigneurs entendaient remettre en vigueur d’anciens droits tombés en désuétude afin de pouvoir exiger la plénitude de leur dû. Nous verrons en lieu et place à quel point la question des droits féodaux aura son importance pour la révolution à venir. Une minorité de nobles, désirant diversifier leurs sources de revenus, commençaient à poser un regard intéressé sur les entreprises lucratives de la bourgeoisie, en y investissant une partie de leurs capitaux. D’autres encore se tournèrent vers les techniques agricoles modernes qui ont fait leur preuve depuis quelques décennies déjà en Angleterre. Mais quoiqu'il en soit, le déclin est réel. Et même si la noblesse demeure encore la catégorie la plus aisée du royaume, elle est de plus en plus fortement concurrencée par la bourgeoisie.

    Pour résumer, si la fin du XVIIIe siècle voit une fraction de la haute noblesse se rapprocher de plus en plus de la haute bourgeoisie, avec laquelle elle partage des intérêts et un goût commun pour certaines aspirations philosophico-politiques, la majeure partie de la noblesse, qu’elle soit provinciale ou de Cour, identifie son salut et sa perpétuation dans l'affirmation toujours plus nette de ses privilèges sociaux et politiques. Ces deux tendances, bien qu’inégales, montrent à quel point la noblesse ne saurait constituer une sorte de classe sociale homogène. Bien des aristocrates de cette époque auraient été bien en peine d’identifier et de formuler clairement le fait que leurs intérêts coïncidaient nécessairement avec ceux de l’État monarchique. C’est le cas de la noblesse de Cour qui, comme le remarque justement Soboul, "profitait des abus du régime dont elle réclamait la refonte, sans voir que leur abolition lui porterait le coup de grâce." À travers ces différentes formes de positionnement social qu’on trouve au sein de la noblesse en général, il apparaît alors clairement que la "classe dominante de l’Ancien Régime n’était plus unanime pour défendre le système qui garantissait sa primauté." 
    Concernant les deux autres ordres, le clergé et le Tiers-Etat, il en sera question dans les autres parties de cette étude.

Image de la société d'Ancien Régime. Un paysan enchaîné, qui saigne aux genoux, se déplace difficilement à 4 pattes, supportant sur son maigre dos déformé les personnifications de la domination sociale dont il souffre : un roi gras portant un sceptre, s'appuyant lui-même sur le dos d'un ecclésiastique qui est lui aussi bien gras, s'appuyant lui-même sur le dos d'un gros aristocrate. Le poids de ces 3 hommes symbolisent les impôts écrasant qui s'abattent sur le peuple.
"La Révolution française, qui surprit, par sa soudaineté irrésistible, ceux qui en furent les auteurs et les bénéficiaires comme ceux qui en furent les victimes, s'est préparée lentement pendant un siècle et plus. Elle sortit du divorce, chaque jour plus profond, entre les réalités et les lois, entre les institutions et les mœurs, entre la lettre et l'esprit."
Albert Mathiez

1 Albert Soboul, La Révolution française, Paris, Gallimard, 1982, p.51
2 Jean Favier, Le Bourgeois de Paris au Moyen Âge, Paris, Tallandier, 2015.
3 David Higgs, Nobles, titrés et aristocrates en France après la Révolution (1800-1870), Paris, Liana Lévi, 1990.
4 Jean-Clément Martin, Nouvelle histoire de la Révolution française, Paris, Perrin, 2019, p. 95.
5 Albert Mathiez, La Révolution française, Paris, Bartillat (3e édition), 2012, pp. 28-29.
6 Jean-Clément Martin, op.cit., p95.
7 Albert Soboul, op.cit., p.62.

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