Commentaire de la deuxième Méditation Métaphysique de Descartes – 1ère partie

par - février 11, 2023

   
    Comme Descartes le demandait à la fin de sa première Méditation, il fallait s’arrêter et prendre un certain temps de réflexion afin de prendre la mesure de tout le parcours réalisé. Pourtant, une fois que nous réfléchissons à ce que nous a permis la 1e Méditation, nous ne pouvons manquer de relever la valeur quelque peu incomplète du parcours. Nous n’avons pour le moment rien gagné ni relevé de positif, sinon les raisons et les moyens de douter de tout ce que nous prenions pour vrai et de tout ce que nous jugions jusqu’alors de véritable et d’existant.

    Nous avons acquis les raisons de douter en montrant que nous ne savions ni distinguer le vrai du faux, ni établir une seule opinion comme certaine ; nous avons déterminé les moyens du doute à travers différentes figures telles que la confusion entre l’éveil et le rêve, l’hypothèse d’un Dieu tout puissant qui rendrait contingents les principes de la logique et de notre rationalité, enfin, contre les probabilités qui résistaient à tous nos arguments, nous avons évoqué la possibilité d’un malin génie qui nous tromperait toujours sur toute chose. De ce fait, tous nos objets de connaissance étaient faux et nous terminions la méditation en distinguant radicalement notre assentiment de ces objets que le malin génie transformait en erreur. Puisque plus aucun objet n’était véritable, et que toute la logique de la probabilité sur laquelle notre vie pratique se fondait disparaissait sous l’hyperbole du doute, la fin de la méditation nous plongeait ainsi dans une « eau très profonde », écrit Descartes en ouverture de la 2e Méditation. Nous n’avions donc plus aucune issue si ce n’est celle de prendre la mesure du sol qui se dévoilait sous nos pieds.

Le problème du scepticisme

    Ainsi la recherche de la vérité est compromise par la conclusion de la 1e Méditation. Notre conclusion montrait que nous n’avions plus aucune raison de connaissance et aucune certitude. Bien entendu, on pourrait bien arguer que nous avions mis en lumière la différence entre le sujet du jugement, celui qui doute et qui réfléchit, et les objets de nos jugements mis entre parenthèses puis définitivement réfutés à la fin. Cependant, la motivation première de la méditation était de fonder le savoir et d’établir la différence entre le vrai et le faux. Dans le cas de notre première conclusion, nous ne voyons pas ce qui distingue Descartes - ou nous-mêmes le sujet méditant - et le sceptique qui affirme que rien n'est fondé, qu’aucune raison absolue ne peut être donnée et qu’en tant que je pense et réfléchis, je dois toujours me retenir de donner mon assentiment et d’accorder une quelconque créance aux objets que je juge.

    Or il faut insister sur ce premier point : dans l’ordre de la connaissance, le moment sceptique n’a aucune autonomie chez Descartes. C’est pour cette raison que celui-ci insiste tant à la fin de cette 1e Méditation et dans les trois premiers Discours de la Méthode sur la différence entre la vie pratique et la vie théorique. Dans la vie pratique Descartes reconnaît la nécessité d’une morale par provision indépendamment de la science et des certitudes apodictiques afin « d’être ferme et résolu dans nos actions, même dans le cas d’une opinion douteuse ». La pratique n’a pas à s’établir sur des certitudes et des vérités, elle peut donc se satisfaire d’une logique du probable comme le voudrait le philosophe sceptique. Que je sois certain de rêver ou non, il est bien probable que j’existe ici et maintenant et que se jeter sous la voiture qui vient au loin est une folie. Au contraire, la Méditation en tant que pratique théorique se questionne sur la possibilité d’une certitude qui puisse résister au doute, elle ne recule devant aucune folie apparente. On convient donc que la seule distinction entre la liberté d’assentiment et les objets dubitables sur laquelle se termine la 1e Méditation, ne peut pas être une réponse à la recherche de la vérité. La maîtrise de ses jugements n’est ni une certitude, ni une connaissance, et elle n’aurait une valeur proprement positive qu’en vertu d’une conclusion sceptique qui énoncerait justement que la certitude n’est pas le propre de l’entendement humain.

    Descartes ne partage pas le scepticisme d’un philosophe comme Pyrrhon qui énonce que la réflexion et la compréhension de la relativité/fragilité de tous nos jugements sont motif de stabilité et de tranquillité pour l’âme des hommes. En vérité c’est même tout à fait le contraire. Descartes refuse d’accepter la conclusion sceptique sans pousser l’investigation au bout des choses ; il faut dépasser la seule corrélation du jugement et de l’objet pour établir s’il existe, ou non, une certitude sur un objet quelconque. La possibilité de douter et la seule distinction finale de la 1e Méditation ne l’amènent pas à l’ataraxie mais l’ont tout au contraire « plongé dans tant de doutes, comme si tout à coup j’étais tombé dans une eau très profonde ». Au contraire du sceptique pour qui retenir ses jugements (skepsis en grec signifie l’examen) est un moyen pour atteindre l’ataraxie, c’est-à-dire l’absence de trouble et le contrôle sur les prétentions à l’absolu de ses jugements, le doute cartésien nous plonge dans une eau profonde sans aucune stabilité ni aucun contrôle. La métaphore de la noyade signifie qu’au contraire de la conception sceptique de la philosophie, le doute, une fois devenu hyperbolique, ne permet pas de statu quo; l’hyperbole du doute nécessite donc de continuer la recherche quitte à se noyer définitivement. La Méditation de la veille doit ainsi reprendre pour chercher à nouveau dans ces eaux profondes s’il y a la possibilité d’en sortir et d’atteindre un élément certain.

    Nous pouvons alors nous demander ce que nous cherchons dans la mesure où nous avons vu dans la méditation précédente qu’aucun objet ne résistait au doute. La 2e Méditation va changer d’orientation. Il n’est plus question de savoir si nos opinions ont valeur de vérité en se questionnant sur les différents objets et leur régime épistémique respectif; la seconde méditation se demande directement s’il y aurait un seul objet susceptible d’échapper aux figures du doute mises en place lors de la 1e Méditation. Pour reprendre la métaphore, il faut continuer à nager jusqu’à atteindre une certitude et une réponse indubitable. Cette recherche pourrait se révéler positive, auquel cas nous aurions effectivement un fondement comme le recherchait Archimède, et sur lequel nous fonderons les vérités ultérieures sur un sol certain; mais elle pourrait aussi se révéler négative, en signifiant qu’il n’y a aucune certitude et que, lorsque l’homme s’enquiert de l’absolu dans la connaissance, il sombre dans le néant, comprenant l’absence de fondement à sa rationalité.

Je continuerai toujours dans ce chemin, jusqu’à ce que j’aie rencontré quelque chose de certain, ou du moins, si je ne puis autre chose, jusqu’à ce que j’aie appris certainement qu’il n’y a rien de certain. Archimède, pour tirer le globe terrestre de sa place et le transporter en un autre lieu, ne demandait rien qu’un point fixe et assuré.

    Dans les deux cas nous sortirons du scepticisme et nous aurons une certitude. Le paradoxe est tel qu’au lieu d’en rester à l’indécision du sceptique, quand bien même il n’y aurait pour l’homme aucune certitude, il faudra qu’il y ait la certitude de la non-certitude, ce qui est déjà une manière d’affirmer que la certitude est la fin de l’entreprise de la connaissance et que l’attitude méditative, hors du monde, doit nous permettre de mener l’entreprise jusqu’à son terme. L’argument anti-scepticisme est donc d’abord un axiome pour Descartes : comme le sceptique doit accepter le fait même de la vérité pour énoncer, tel qu’il le fait, qu’il n’y a pas de vérité; il devrait savoir qu’il faut toujours atteindre la certitude, même dans le cas de l’absence de certitude. Comme le dit J.-L. Marion, « un sceptique authentique ne dirait pas « je ne sais rien », mais seulement « que sais-je » ? », il n’irait donc pas jusqu’à la certitude de son ignorance, il s’en tiendrait à elle, au fait que sur cet objet il ignore. À contrario, en prenant le risque de rencontrer le néant, Descartes se risque aussi à la noyade, c’est-à-dire à la compréhension qu’il n’y a tout simplement pas de connaissance véritable pour l’homme. La recherche du fondement pourrait donc se révéler dramatique dans le cas d’une véritable noyade où l’homme parviendrait à la certitude contradictoire que la fin même de son désir de connaissance ne peut pas être menée à son terme.

    Dans le texte cité précédemment, la figure d’Archimède exprime cette nouvelle orientation de la 2e Méditation. Archimède de Syracuse, un scientifique grec du IIIème siècle, est considéré comme le père de la mécanique statique. Il serait le premier à comprendre la manière dont on peut multiplier les forces des corps à partir du centre de gravité. Ce qui intéresse donc Descartes c’est l’idée d’un fondement premier à partir duquel toutes les constructions ultérieures préservent une valeur de vérité et de certitude. De ce fait, pour cette nouvelle méditation, il ne s’agit plus simplement de savoir si une seule opinion résisterait et pourrait être vraie, mais plutôt de savoir si, malgré toutes ces raisons de douter, nous pouvons atteindre un premier principe certain à partir duquel nous pourrons reconstruire la connaissance. Cette précision est d’une grande importance pour comprendre comment Descartes va détourner son attention, et partant sa recherche, de l’objet vers le sujet méditant.

La reprise du doute

    Remettons donc en jeu le doute en sachant plus précisément que nous recherchons quelque chose qui pourrait lui résister. En reprenant les acquis de la 1e Méditation : nous pouvons remettre en doute le monde, ces objets qui nous entourent, ce ciel, ces étoiles, ce corps aussi qui me qualifie aux yeux des autres et que je nomme ma chair. En somme, nous refusons tout ce que nous avons tenu pour vrai à partir de nos sens. En se souvenant de l’existence d’un Dieu tout puissant qui n’a aucune limite, on conçoit que ce que je reçois comme des vérités mathématiques et géométriques ne sont que des formules sans validité indépendamment de mon jugement. Je refuse donc la positivité des sciences. Cependant, alors que la figure de Dieu était un opérateur permettant de remettre en question les natures simples que je pensais les plus certaines, dans cette nouvelle méditation, Descartes se pose la question de l’existence de cette entité supérieure. En effet, si j’ai pu user de Dieu comme hypothèse pour douter, est-ce qu’il ne s’agit pas d’une connaissance implicite de son existence ? Comme le dit J.-L, Marion, « avant même d’exister, l’ego envisage une autre possibilité que la sienne, la possibilité d’un « autre » non encore existant ». En d’autres termes, ce Dieu n’existe-t-il pas avant tout autre objet ?

Mais que sais-je s’il n’y a point quelque autre chose différente de celles que je viens de juger incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le moindre doute ? N’y a-t-il point quelque Dieu, ou quelque autre puissance, qui me met en esprit ces pensées ?

    La question est donc la suivante : ce Dieu qui m’est venu comme une hypothèse lors de la 1e Méditation, ne serait-il pas justement la première certitude que je trouve en méditant ? De plus, puisque je le conçois initialement comme l’être le plus puissant, ne serait-il pas l’unique réalité dans laquelle je pense et me retrouve, ne serait-il pas celui qui produit mes propres pensées ? Comme dans une matrice, ce que je prendrai pour des expériences propres, ne seraient que des productions d’un esprit supérieur qui agirait directement sur mes représentations. Dès lors, du fait de cette hypothèse, est-ce que je pourrai passer immédiatement de mon attitude méditative à la certitude de l’existence d’un autre que je nommerai Dieu ?

    Descartes répond alors par la négative. Dieu est d’abord une hypothèse et lorsque j’émets l’idée qu’il produit mes propres pensées, je n’ai absolument aucun élément et aucun critère susceptible de discriminer entre cette solution et une autre. Au contraire, c’est bien plus probable que je sois celui qui pense et qui produit mes propres pensées plutôt qu’elles ne soient produites et envoyées par un esprit supérieur. La Méditation nécessite une méthode et il ne serait pas fondé de prendre l’hypothèse la plus étrange, à savoir que je suis en Dieu et qu’il produit tout ce que je prends pour véritable, pour la première vérité. Cette idée n’emporte pas ma créance, « car peut-être que je suis capable de produire (ces pensées) par moi-même ». Mais alors si je mets en opposition Dieu et moi-même, je peux maintenant me tourner vers moi-même, et me demander si moi, justement, je ne suis pas quelque chose ?

Moi donc à tout le moins ne suis-je point quelque chose ?

    Remarquons d’abord le changement d’orientation du regard philosophique. Jusqu’à présent nous avons douté de corrélats objectifs, de ce lieu, de ces vérités mathématiques, de ce corps, de ce monde. Ici se pose pour la première fois la question du sujet, elle se laisse formuler comme suit : « et si moi finalement j’existais » ? Et si c’était le sujet philosophant et méditant qui pouvait répondre à notre recherche une fois qu’il apparaîtrait distinctement ? Le moyen de ce revirement est dialogique puisqu’on se pose une question à soi-même ; une fois le rôle de Dieu exclu dans la production des pensées, on demande à un Autre que soi si « moi donc à tout le moins je ne suis pas quelque chose ? » Je pose donc la question à un autre, en moi, sur la possibilité de mon existence à moi.
    Ayant montré que mon corps était dubitable, j’ai découvert que je n’étais pas ce corps et que je n’avais aucune connaissance de moi-même en tant que corps (- pas plus que moi-même déguisé en roi dans mon dernier rêve). De plus, j’ai douté de tout, du ciel, du monde, des vérités mathématiques, est-ce que j’irai jusqu’à m’exclure du monde et me prétendre plus certain que ces corrélats ? En d’autres termes, à dire que je suis un étant privilégié qui assume un mode d’existence distinct de ce Tout dont j’ai douté et que je nomme le monde.
    Ce serait bien possible continue Descartes, car même si rien n’existe, moi je suis pourtant bien existant, puisque « je me suis persuadé » et « j’ai seulement pensé quelque chose ». Ainsi malgré les doutes et les erreurs, je me suis mis à douter et à faire des erreurs en première personne, j’étais donc présent à moi-même et j’existais comme substrat de ces activités¹. Mais cette existence est encore bien floue et elle n’a pas passé la barrière du véritable doute hyperbolique. J’ai précédemment postulé l’existence d’un malin génie qui me trompait dans tous mes jugements et annulait tout ce que je tenais encore pour probable. Dès lors, puisqu’il me trompe et me plonge dans l’erreur, alors dois-je tenir cette existence du je que je viens à peine d’envisager pour fausse et impossible ?

Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n'y a donc point de doute que je suis, s'il me trompe; et qu'il me trompe tant qu'il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose.

    Voilà la révolution qui s’opère : l’hyperbole du doute, qui transforme tous les objets en erreur, ouvre à la certitude du « je suis ». Il apparaît indubitable (« il n’y a donc point de doute ») dit Descartes, que je suis et que j’existe justement parce qu’il me trompe ; si je suis dans l’erreur, s’il me trompe, s’il se joue de moi, c’est justement que moi je suis et j’existe. En termes plus élégants : je suis le sujet nécessaire à son activité trompeuse pour la bonne raison que toutes les fois où il y a erreur, tromperie ou que sais-je, c’est que ce « je » existe comme substrat/support de ses activités². Au contraire des corrélats objectifs qu’il révoquait et annulait en vertu de sa puissance, le moi subjectif est nécessaire à l’activité de ce génie qui rend tout inexistant. Lui qui peut frapper d’inexistence tous les objets de jugement se trouve fondé par l’activité antérieure du sujet qui juge et qui se trompe. Et par réversion, ce génie qui rend tout inexistant assure non seulement la rencontre avec le « je » qui juge, mais surtout la nécessité de l’existence de ce « je » qui s’atteint à travers l’inexistence de tout ce qui est dubitable. Le malin génie transforme la probabilité de mon existence (depuis l’attitude du doute) en nécessité indubitable, en fondement de tous les jugements et de toutes les tromperies puisque le Je est l’unique étant qui résiste. On peut donc dire que mon être et mon existence sont certains et indubitables toutes les fois où il me trompe. Voilà pourquoi il fallait reprendre l’entreprise du doute après un certain repos. Il fallait refaire l’hyperbole du doute en allant jusqu’à l’inexistence totale de tous nos objets de pensées pour atteindre la certitude de l’existence du « je ».

    Comme Archimède, nous avons maintenant trouvé un fondement, c’est-à-dire un point fixe, assuré, qui résiste à toutes les figures du doute, se transformant en certitude sous la radicalité de l’hyperbole du malin génie. Ce point fixe est le « Je » qui est fondement nécessaire et indubitable de toutes les figures du doute que nous avons jusqu’à présent jouées. Maintenant allons au bout de l’argument cartésien : étant nécessairement existant toutes les fois que le malin génie nous trompe, Descartes énonce

Il faut conclure et tenir pour constant que cette proposition « je suis j’existe » est nécessairement vraie toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit.

    Nous sommes définitivement sortis du doute. Mon existence étant nécessairement vraie dans le cas extrême où tout est faux, on peut avoir la certitude de cette existence « toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit ». En d’autres termes, je peux douter de tout dans ma recherche, si ce n’est que je suis moi et que j’existe. Pour autant, je ne suis pas de toute éternité comme un objet mathématique, je ne me rencontre pas comme un objet mondain qui serait le corrélat de ma représentation, parce que je me produis dans l’activité d’énonciation et de conception. Ceci signifie d’abord que mon existence est essentiellement active et que c’est dans la performance des actes subjectifs que je me dévoile comme fondement. L’énoncé performatif énonce tout en produisant la réalité qu’il dénote, je suis j’existe toutes les fois que je prononce ou conçois ces paroles. Cet énoncé n’est pas la représentation d’un Moi, ou d’une pensée qui serait pensée d’elle-même dans la représentation, mais c’est plutôt un énoncé qui performe en manifestant une pensée pensante, une pensée active qui affirme son existence dans le fait même de penser quelque chose. Dans ce cas, en pensant, l’être – sum de l’ego se pose et produit son effectivité – ego existo, la pensée actualise et sépare clairement son existence. De là découle une identité entre l’acte (concevoir et énoncer) et l’être effectif, entre la pensée et l’existence.

    La valeur performative de cette première certitude est fondamentale pour ne pas retomber dans les erreurs de la représentation et de l’illusion – en effet, nous pourrions bien dire que nous nous trompons sur nous-mêmes si nous avions parlé du je comme d’un objet connu et inféré à partir de certains attributs. Au contraire, en précisant que le je est le fondement indubitable de toutes les activités de jugement ou de réflexion, nous atteignons un sujet actif indépendamment de toute représentation. Je ne dis pas que je me connais tel que j’apparais, je ne me risque pas à affirmer quelque chose sur moi comme un objet avec différents attributs, je dis simplement que je suis nécessairement existant en tant qu’il y a un fondement à mon activité. En d’autres termes : on peut bien se tromper sur soi, mais on ne se trompe pas sur l’existence de soi-l’apparaître est ici identique à l’être. Le sujet pensant est le seul objet qui est certain en tant qu’il apparait.

    Il faut ensuite remarquer deux points absents de cette première certitude de l’ego. Premièrement, c’est l’absence du « Moi » : comme nous l’avons mentionné, ce n’est ni une représentation du moi au titre d’un objet, ni une pensée qui se représente la pensée, mais c’est l’activité pensante qui se donne en elle-même dans chaque acte. Pour reprendre J.L. Marion citant Michel Henry, il faut voir ici que « la certitude de l’acte de penser ne tient pas au cogitatum de la pensée, mais à la preuve qu’assure l’acte de penser qui permet d’en faire l’épreuve ». C’est un acte de pensée plus originaire que la pensée représentative du « moi », un acte originaire qui nous affecte en deçà de toute représentation objective lorsque nous disons « je ». Cette interprétation est particulièrement importante car (1) elle donne à la notion de fondement et de point d’Archimède toute sa valeur originaire ; si je suis le principe, c’est que je suis le sujet qui s’affecte et s’éprouve à chaque fois qu’il agit, que je suis celui qui est par sa propre activité. Deuxièmement, il faut insister sur la particularité de cette première preuve en la comparant avec l’énoncé canonique du Discours de la Méthode. En effet, au contraire de ce qui est souvent reçu, nous ne trouvons pas dans la 2e Méditation le célèbre énoncé du Discours de la Méthode :

Et remarquant que cette vérité : je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler.

    Ici l’énoncé est une inférence déductive ; c’est parce que je pense que je peux inférer mon existence et mon être ; le « donc » exprime ici la valeur inférentielle de l’existence obtenue à partir de la pensée. Au contraire, dans la Méditation que nous faisons, la certitude du fondement n’est pas obtenue selon une inférence du Moi à partir de l’attribut définitionnel de la pensée. Ayant douté de tout, la première certitude de la méditation se donne indubitablement et immédiatement, sans proposition préalable, elle n’est pas le produit d’un syllogisme formel ni d’une inférence médiate. Alors que dans le syllogisme canonique il y a inférence de l’être à partir de la pensée (je pense --- donc --- je suis), ce qui formalise le passage de l’essence à la substance, de l’attribut au sujet. Dans le « je suis j’existe », il s’agit d’une certitude immédiate, originaire, fondamentale, qui échappe justement aux nombreuses critiques de l’argument canonique du Discours en tant qu’il inférerait la substance de l’attribut, l’inconditionné du conditionné. Dans le cas de la 2e Méditation, l’acte originaire performe l’être et l’existence sans aucune représentation, ce qui définit cet existant, ce n’est pas l’objet qui est cogité, mais l’acte intentionnel qui cogite ; non au cogitatum mais au cogitans (J.-L. Marion, Sur la théologie blanche de Descartes, §17).
    La première conclusion est donc la suivante : ego sum ego existo est une certitude indubitable toutes les fois où nous la prononçons ; je ne peux donc plus douter de tout, car je suis certain et hors de doute, moi, en tant que sujet actif qui dit « je ».


méditation métaphysique

"Je pense donc je suis"
Descartes, 2nd Discours de la Méthode


¹ Ibidem. « je est cet autrui qui s’est persuadé, donc je suis en tant qu’interlocuteur qu’un autre moi-même. »
² Descartes, Discours de la méthode, IV ème partie, p.147 : « Mais aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. »

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