Commentaire de la première méditation métaphysique de Descartes
Pour expliquer le point de départ de Descartes dans la première médiation, et plus généralement l’importance de la découverte cartésienne en philosophie, on pourrait se demander qu’est-ce que l’âge de raison ? L’âge de raison est-il un palier, un seuil de l’évolution à partir duquel nous possédons la capacité d’agir et de réfléchir par nous-même ? Est-ce qu’il correspond à un moment de notre évolution à partir duquel nous devenons autonomes tant dans notre manière de penser, que de décider et d’agir ? Nous nous considérons alors comme autonome relativement à ceux qui nous ont donné la vie, qui nous ont éduqué et auxquels on obéissait jusqu’alors après l’acquisition d’un certain seuil de réflexion. En ce sens, l’âge de raison serait l’âge du choix, lorsque l’individu détient une capacité d’action, de décision et d’auto-détermination qu’il n’avait pas jusqu’alors. Mais ici il faut distinguer l’autonomie motrice, lorsqu’un enfant prend conscience qu’il est le principe de l’action et qu’on le tient pour responsable, de l’autonomie de raison, l’état par lequel un individu se donne des lois et des maximes qu’il ne doit qu’à sa liberté. Dans le cas de la simple responsabilité motrice et pratique, l’individu ne possède toujours pas les lois qui déterminent ses délibérations, ses fins et ses choix. Au contraire de l’autonomie motrice, il faut définir l’âge de raison en insistant sur sa radicalité. Il s’agit d’un moment dans l’existence où l’individu conscient évalue toutes les idées qui l’ont déterminé jusqu’à présent. Plus qu’une notion pratique ou juridique, c’est une notion ontologique puisqu’il s’agit d’évaluer tous les objets auxquels nous avons jusqu’alors accordé créance et de réfléchir à leur fondement. En termes plus élégants; l’âge de raison correspond au moment où le sujet conscient reprend pour lui-même toutes les autorités qui l’ont déterminé dans sa vie consciente.
Avec une telle définition, il n’est plus question de voir dans l’âge de raison la simple acquisition d’un entendement, d’une capacité à agir et à être tenu pour responsable de ses actes mais plutôt d’une difficile, dangereuse aussi, reprise de toutes les valeurs, de toutes les normes et de toutes les opinions par lesquelles nous vivions depuis que nous sommes conscients. Il faut donc poser la question d’un rapport problématique entre le sujet et la substance, entre la liberté et ce à quoi elle accordait sa créance pour comprendre le moment de l’âge de raison. L’âge de raison nécessite une mise entre parenthèse de nos idéaux, de nos opinions, mais surtout de notre vie pratique et désirante : puisque nous cherchons à reprendre tout le domaine de l’altérité et de l’hétéronomie, nous devons nous abstraire du rapport pratique que nous entretenons avec le monde et nous mettre en retrait dans une disposition méditative. C’est uniquement sous le mode de la méditation que nous pouvons nous faire sujet pensant et sujet libre en nous abstrayant de l’affairement de notre vie pratique. L’âge de raison est ainsi le moment où la recherche de la vérité commence.
Il se pose dès le début une question plus pressante; pourquoi faudrait-il méditer ? En vue de quoi devrions-nous chercher la véritable raison ? Outre l’honneur que nous accordons à cette image d’Épinal de la réflexion et de l’autonomie, y-a-t-il en nous quelque chose de plus essentiel et de plus profond qui nous engage à la recherche et à la méditation ? C’est à cette question que Descartes répond dès l’introduction de la 1ère Méditation (et aussi aux premiers paragraphes des Principes de la philosophie). S’il nous faut méditer, réfléchir, et nous retirer au moins une fois du mouvement et de l’affairement mondain, c’est que de nombreuses fois depuis notre éveil nous nous sommes trompés.
L’erreur est la première expérience intellectuelle que nous avons faite du monde, car nous avons été enfant, nous avons désiré et jugé de nombreuses choses avant de les connaitre (Principes I). Toute notre appréhension du monde, déterminée par ce que nous tenons aujourd’hui pour véritable, s’est constituée à partir d’une série continue d’erreurs, de reprises et de réfutations. Ces erreurs que j’ai faites, et que je fais encore sur tous les sujets, sont si nombreuses que ma mémoire ne peut m’en prémunir. Par ailleurs, j’ai bien plus de croyances, de créances subjectives, que de véritables certitudes fondées dans l’être. Je me rends bien compte que depuis que je vais à l’école, que je me questionne sur des sujets universels ou sur les choses qui m’entourent, la vérité s’apparente pour moi à une chaine de croyances continues ; une chaine où ce qui était tenu pour vrai apparaît faux et ce qui s’y substitue pourrait bien se transformer en erreur à son tour. Il faut donc dire que je me trompe certes, mais surtout que je suis dans l’erreur, constamment, et que je ne vois pas sur quel critère je fonde mes créances qui se réfutent elles-mêmes dans le temps de l’existence. La méditation est pour ces raisons un commencement philosophique puisqu’elle s’apparente à une méthode pour rechercher la vérité et son critère contre l’élément de l’opinion qui nous meut depuis notre première conscience.
La méthode
Si je dois méditer, c’est donc que je suis dans l’erreur et qu’une quelconque prise de conscience de celle-ci me plonge dans le plus grand embarras pour distinguer le vrai du faux et établir parmi mes croyances quelques certitudes. Il me faut donc méditer pour établir une différence au sein même de mes opinions entre le domaine de l’erreur et une possible vérité. Pour autant, l’énoncé de la recherche et des raisons d’un nouveau commencement philosophique n’est pas sans poser de nouvelles apories. Si je n’ai souvenir de toutes mes erreurs et de leurs raisons, si je n’ai encore aucun critère qui permet de distinguer le vrai du faux parmi mes opinions, comment puis-je commencer la recherche ? Quel objet se donner ? Serait-ce une simple revue de l’esprit ? Dans ma finitude j’ai tant d’idées, d’opinions et d’expériences en ma mémoire, qu’une recension se voulant exhaustive pourrait bien prendre la vie entière. Par où commencer, voilà le problème du commencement philosophique qui se pose à quiconque entreprendra de méditer une fois dans sa vie.
Une telle aporie dénote en fait, nous dit Descartes depuis ses premiers écrits, d’un manque de méthode. Il ne s’agit pas de réfuter une à une nos opinions mais plutôt de savoir si dans toutes ces séries de jugements, d’idées et de créances, nous pouvons en trouver une seule qui soit évidente et certaine. En effet, il s’agit d’atteindre une véritable certitude pour sortir du domaine de la seule croyance, c’est-à-dire qu’il faut savoir si nous pouvons tenir un objet pour hors de doute afin de discriminer le vrai du faux. De ce fait, la méthode est toute trouvée, et c’est précisément celle qui, avant même que nous fassions de la philosophie, nous indiquait le malaise de l’erreur et de l’incertitude; il faut mettre à distance les vérités reçues au moyen du doute et de notre liberté. Le commencement philosophique s’apparente donc à un choix paradoxal dans la mesure où nous sommes d’emblée dans le lieu de la recherche en tant que nous pouvons penser, douter et nous libérer. Tout le contraire du commencement en science où l’on se donne des vérités premières nommées principes et une méthode a priori afin d’établir des raisonnements à validité universelle, le commencement philosophique s’en remet à ce qu’il y a de premier et de plus indéterminé aussi : douter – penser – mettre en crise. Deuxièmement, le doute n’est pas la simple affirmation d’une liberté sans borne contre toutes les déterminations des contenus de pensée. Il s’agit au contraire d’une entreprise méthodique qui cherche à classifier les différents domaines d’opinions pour évaluer leur fondation et leur véracité. Selon la règle qui énonce que la cause contient en elle les raisons de ses effets, c’est en partant des principes de nos opinions et de nos idées reçues que nous pourrons évaluer l’entièreté du domaine de la créance.
Le doute méthodique
Toutes les connaissances que j’ai toujours tenues pour véritables et à partir desquelles j’ai pu forger un certain nombre d’idées adventices me venaient des sensations. Comme le dit Descartes, notre conscience naturelle, notre attitude pré-philosophique et pré-réflexive qu’Husserl nommera l’attitude naturelle, est empiriste, c’est-à-dire qu’elle forge ses idées et ses certitudes à partir des sensations. C’est à partir des perceptions immédiates que la conscience pense avoir accès aux objets et produire des vérités. On tient donc que c’est par la perception et l’expérience sensible qu’on a accès au réel et aux objets qui existent indépendamment de nous. Or ces sensations, sans jamais nier leur valeur pratique pour m’indiquer les objets de plaisir ou de douleurs, m’ont souvent trompé d’elles-mêmes. Par exemple, une tour que je voyais carrée au loin était en fait ronde lorsque je m’approchais, un bâton qui m’apparaissait brisé dans l’eau était en fait parfaitement droit, et celle que je prenais pour ma mère au loin était en fait une parfaite inconnue. Loin d’être le fondement de la vérité, les sensations sont plutôt les causes de mes erreurs les plus fréquentes.
En vertu des paradoxes de l’apparence, je ne peux pas affirmer que les objets de mes sens soient certains et indubitables. Plus encore, il faut réfuter l’attitude naturelle qui prend pour donnée et certaine l’existence des objets perçus par les sens. Après analyse, il faut distinguer ce qu’un objet est en lui-même et ce qu’un objet est pour nous dans l’apparence. Et de ce fait, la vérité ne peut plus être le propre de l’apparence puisque par définition, nous disons que la vérité vaut indépendamment de notre expérience subjective. Pour sortir de la relativité et atteindre la vérité il faut donc refuser les données sensibles et chercher une autre voie d’accès aux objets de nos jugements.
Plus formellement nous pouvons exclure les sens pour trois raisons; (1) d’une part les perceptions sensibles sont conditionnées par nos organes et soumises aux degrés d’acuité de notre faculté sensible – de ce fait nous n’avons pas accès à l’objet en soi mais à des perspectives sensibles toujours différentes sur le même objet; d’autre part (2) les perceptions nous donnent accès à des apparences, c’est-à-dire à des déterminations toujours relatives à nos sens et nos dispositions; (3) enfin, logiquement, la chose sensible est un objet pour nous, elle est relative à nous et déterminée selon nous, or la vérité est non relative, elle est en soi, donc indépendamment de nous. Je me dois alors – avec méthode – de réfuter mes premières créances sur le monde, la matière et le cosmos; je peux douter de la véracité des objets des sens, et je ne peux pas dire avec certitude que ce ciel, que cette terre ou que ces corps qui m’entourent existent tels qu’ils apparaissent.
Arrivé à ce stade le sens commun et notre raison sont heurtés. Nous pouvons bien pour l’élégance de la méditation nous dire que tout ce qui provient des sens est dubitable et partant non-certain, mais l’expérience immédiate de l’ici et du maintenant, de ce qui est objet de notre créance immédiate nous incline dans le sens contraire. Effectivement, dans la méditation il est facile de me persuader que les objets des sens sont dubitables et n’ont de valeur que probable. Mais comment pourrais-je douter de ce qui est le plus immédiat, le plus certain, ce qui ne nécessite même pas une objectivation consciente et attentive ? Comment douter que je suis ici, sur cet ordinateur, sur cette table, en ce vendredi soir, et que je possède le corps dans lequel je suis ? comment pourrais-je dire que je ne suis pas ce corps ? Comment réfuter l’évidence première de l’identification de soi à un corps et à un lieu ? Ne serait-ce pas une pure folie de prendre l’immédiat pour incertain ?
En vérité apparaissent ici la radicalité et la dangerosité de la méditation et du commencement cartésien. La méditation met en crise les données les plus immédiates et les plus certaines de l’expérience, c’est pour cette raison que la philosophie nécessite un isolement du monde et des impératifs de l’action (Discours de la Méthodes II). Une fois que je me suis isolé et que j’ai pris acte de la possibilité de douter de tout ce qui n’est pas certain, je dois justement analyser mes créances les plus profondes. Ce que je nomme évidence de l’ici et du maintenant est la représentation immédiate de mon corps et de ses perceptions spatio-temporelles à laquelle j’accorde ma créance sans réflexion. Mais, remarque Descartes, entre ce vécu immédiat et nos rêves, y-a-t-il vraiment un critère de démarcation susceptible d’établir la certitude de la croyance en l’éveil ? Dans les deux cas, n’y-a-t-il pas une prétention infondée à atteindre ce que la sensation ne nous donne pas ? Dans un autre texte Descartes pose la question plus clairement : « comment pouvez-vous être certain que votre vie n’est pas un songe continuel ? »
Dans les rêves, au même titre que dans l’éveil, nous sommes bien certains d’exister, d’être en un certain lieu et en train d’agir, et ce indépendamment de toute réflexivité. Nous nous rendons compte qu’il n’y a pas de différence réelle entre la certitude attentive de l’éveil et du sommeil, dans les deux cas il s’agit d’une croyance immédiate qui accompagne une représentation non réfléchie. Rarement nous avons l’attention susceptible de distinguer l’éveil du sommeil car dans l’état d’habitude le mécanisme remplace l’indécision caractéristique de la liberté. Ce qui apparaissait comme une certitude est en réalité, au même titre que dans le rêve, un jugement parfaitement dubitable et problématique, « de sorte que je peux (logiquement) me persuader que je dors ». L’exemple du rêve étend ainsi le doute à la totalité du réel, c’est l’existence même du monde qui devient problématique à partir du moment où notre corps n’est plus certain. On peut donc conclure qu’au même titre que les rêves, toutes les expériences sensibles sont dubitables et non certaines.
Le doute radicalisé
L’impossibilité de distinguer le rêve de l’éveil ne doit pas nous arrêter dans notre analyse car nous cherchons précisément les principes et les éléments simples qui composent nos expériences afin d’établir une possible différence entre ce qui est certain et ce qui est objet de doute. Si nous nous installons à l’intérieur d’une représentation indépendamment de toute thèse sur l’existence, nous pouvons distinguer entre les qualités secondes, dont nous avons douté, et les natures premières et fondamentales qui semblent composer toutes les représentations complexes. Car, comme le dit Descartes, le rêve pourrait être aussi loufoque et illogique qu’on voudra, il n’est un rêve qu’en tant qu’il a de la forme. Peu importe qu’il soit vrai ou faux, le rêve possède toujours une unité et une constitution formelle qui le rend compréhensible et intelligible. Dès lors, je peux bien douter du sens que j’accorde à mes représentations et de ce qu’elles me donnent à voir immédiatement, cependant une analyse régressive de ses éléments permet de conclure « qu’il y a des natures simples » et rationnelles dont je ne peux pas douter. Ces natures ou formes première sont l’essence du corps, l’étendue, la figure, la quantité, la grandeur, le lieu et le temps, elles sont principes et conditions de possibilité de toutes représentations en générales et je peux toutes les quantifier.
Arriver à ce moment, Descartes fait le même raisonnement au sujet des sciences; comme mes représentations se composent de natures simples à partir desquelles est produit le multiple, il y a aussi des sciences premières dont l’objet est simple et sur lequel je ne peux pas douter. C’est le cas de l’arithmétique, science de la quantité discrète et de la géométrie, science de la quantité continue. Que je veille ou que je dorme, la proposition 2+3=5 est certaine et indubitable toutes les fois que je la réalise, de la même manière que le triangle que je me représente est toujours et nécessairement composé de trois angles égaux à deux droits. Je peux donc dire que je suis arrivé à une certitude au sujet des natures simples puisqu’elles offrent des propositions nécessaires et indubitables en soi dans l’ordre de la raison. Je peux donc dire que la raison et sa logique sont véritables.
Dès lors, le doute sur les sens ou sur les sciences secondes se ramène finalement à une opposition entre la multiplicité d’une part et la simplicité des éléments de la raison d’autre part. Plus simplement, il s’agit donc d’une première mise en opposition du domaine de l’opinion, où une proposition est admise sans démontrer sa nécessité par elle-même, et le domaine de la certitude des propositions logiques de la raison. La raison n’offre ici aucun moyen de douter et de remettre en question ce qui nous apparait logiquement déterminé, à savoir que les mathématiques sont vraies ou que tous les corps se donnent dans l’espace et possèdent des natures simples et fondamentales. Ma liberté devrait donc s’arrêter et s’incliner devant la nécessité de la raison, devant ces formes fondamentales sur lesquelles je ne trouve plus de raison de douter. Mais alors, pourquoi avoir douté de mes opinions et de mes sens pour me retrouver avec une simple opposition entre domaine de l’opinion et certitude de la raison, jugements de faits et vérités de la raison ?
En réalité, et c’est là toute la radicalité et la nouveauté du geste cartésien, il s’agit maintenant d’éprouver le fondement de la rationalité elle-même et de trouver une nouvelle raison de douter des vérités mathématiques. Au début de la méditation, il n’était pas question de trouver des sciences, mais de parvenir au fondement même de la vérité. Puisque Descartes a rendu le sensible intelligible selon la codification mathématique et des natures simples, il ne pourra atteindre le fondement qu’en éprouvant l’intelligibilité du monde et de sa rationalité avec. Ce que Descartes va alors mettre en doute, c’est non seulement l’objet paradigmatique de l’évidence (les maths), mais plus généralement la science en elle-même (F. Alquié) et la raison avec. Le doute va alors dépasser la rationalité, l’outrepasser dans la déraison afin d’évaluer une fois pour toute son fondement et sa valeur. On passe à une réflexion sur les principes mêmes de la raison = la métaphysique.
Le doute métaphysique
Prise en elle-même, dans l’immanence de l’opération, la proposition 2+3=5 est bien certaine et indubitable. En acceptant les axiomes de la raison mathématique je ne peux pas rationnellement ne pas inférer le résultat de cette opération – c’est la contrainte de la nécessité logique qui opère alors. Cependant, ma liberté me permet justement de transcender la contrainte de l’opération logique. Pour cela il suffit de se souvenir (1) que je me suis déjà fort trompé sur des choses que je prenais pour tout à fait certaines dans mon passé et que je n’ai toujours pas le critère de la vérité. En effet, dans l’acte de créance que je prends pour certain, puis-je avoir un critère susceptible de distinguer la croyance et la certitude ? L’état dans lequel je suis lorsque je produis cette proposition mathématique n’est-il pas identique à celui dans lequel je jugeais que le soleil était plus petite que la terre ? (2) Par ailleurs, je peux faire l’hypothèse qu’il existe un Dieu tout puissant qui transcende ma raison et peut tout produire. De ce fait, la nécessité de la proposition mathématique est rendue contingente puisqu’elle n’est pas fondée par elle-même et reste soumise à l’instauration de la liberté absolue de Dieu. De méthodique, le doute prend maintenant pour objet le fondement des vérités, il s’élève et outre passe l’intelligibilité du physique relativement à la liberté absolue de Dieu, il est proprement ouverture à la méta-physique.
En définitive, le passage du doute méthodique au doute métaphysique ne se comprend qu’en reprenant les premières inventions de Descartes. Depuis les Regulae, qui référencent les principes premiers de la nouvelle science qui construit ses objets selon l’ordre et la mesure, jusqu’au Discours de la Méthode qui accepte pour règle que l’ordre et la mesure « ne se précédent point par nature »; Descartes a libéré le domaine de la science et de l’objectivité de tout fondement réaliste. La science ne porte pas sur le monde comme dans l’aristotélisme, mais seulement sur les ordres et les mesures que la pensée simple et méthodique peut réaliser. Pour reprendre Jean-Luc Marion, on peut dire qu’avant d’en venir à la Méditation, Descartes à conjointement libéré l’infini de la pensée et déréaliser le fondement ontique-existentiel de la science. Cette déréalisation explique que la science cartésienne ne porte pas sur une chose en soi, ne rejoint pas ce qui est réellement, mais formalise et institue seulement des chaines d’éléments abstraits qui s’ordonnent et se mesurent. L’objet n’est plus la forme intelligible qui existe en puissance dans la matière et qui fonde l’ordre du monde comme c’était le cas chez Aristote, il est devenu avec Descartes une formalisation abstraite selon l’ordre de la mathésis universalis. Cette déréalisation ontologique de l’objet de la science porte en elle les raisons de la métaphysique; l’objet en tant que produit de la pensée ordonnatrice n’a pas en lui-même son propre fondement et nécessite alors une réflexion sur ce qui en est l’origine. Mise à part la clarté et la distinction des chaines instituées par la pensée, la connaissance ne se fonde pas elle-même et s’ouvre la crise de son fondement.
Plus qu’une simple intrusion théologique dans l’ordre de la méditation, l’hypothèse du Dieu trompeur exprime l’absence de fondement de l’objet et sa déréalisation. S’il n’est pas à lui-même son propre critère d’existence, qu’est-ce qui nous empêche de transformer ce que nous nommons jusqu’alors la science en une simple fantaisie de probabilités subjectives ? Dès lors, puisque je peux faire l’hypothèse que Dieu en tant que tout puissant pourrait me tromper s’il le voulait, je n’ai aucune connaissance positive, ni au sujet des objets que je prenais alors pour véritable, ni au sujet de la liberté de Dieu qui m’est infiniment supérieure. Peu importe les certitudes que je pensais avoir concernant les sciences positives car en vertu de la puissance divine elles sont tout autant dubitables que les croyances sensibles. Par-là, Dieu me permet donc de m’émanciper des raisons et des propositions nécessaires. Tout ce que je prenais pour certain au bilan de cette première réflexion, le monde de la science moderne, de la raison qui instaure et détermine l’expérience intelligible de la nature, est lui aussi dubitable et contingent. La puissance de Dieu transforme la nécessité en possibilité et aliène ainsi la prétendue absoluité de la raison sur laquelle je pensais fonder mes vérités. En d’autres termes : les vérités de la science sont sans fondement et ne sont pas fondées par elles-mêmes.
L’hyperbole du doute
Douter sur ce que nous prenions pour évident et certain est une chose non seulement périlleuse mais aussi difficile. Je doute de moi certes, de mon corps, des opinions qui m’ont constituées, je doute aussi de ce que mes professeurs m’ont fait tenir pour véritable et certain à savoir les vérités mathématiques et l’essence des corps physiques certes, mais à mesure que je fais tous ces efforts, certaines habitudes et certaines inclinaisons me reprennent. Ainsi les propositions mathématiques sont probables seulement au regard de la puissance divine et préservent leur nécessité toutes les fois que je les considère en elles-mêmes dans l’ordre de la raison. Rendues probables par le doute métaphysique et la considération de Dieu, celles-ci restent toujours vraies dans l’immanence de la raison – toutes les fois où je fais 2+3=5 je ne vois aucune raison dans l’enchainement du raisonnement pour douter de cette proposition. C’est pourquoi l’expérience du doute est un véritable combat entre la résolution de ma liberté (Principes I.5) et la force des habitudes, des inclinaisons et même de la raison – entre le sujet-principe du jugement et la substance des vérités, entre les raisons de douter et les raisons de croire. L’habitude nous ramène aux opinions et surtout à une logique du probable où malgré l’incertitude d’un objet celui-ci sera conçu comme valide selon sa probabilité à être. Se mêle donc une logique pragmatique qui rompt la frontière entre la vie et la recherche philosophique que la méditation devait justement tenir fermement. Il faut donc radicaliser les choses, persévérer dans la méditation et éliminer toute la logique du probable qui m’éloignerait de la recherche de la vérité.
Contre ces inclinations à prendre le probable pour véritable, ne pourrais-je pas à nouveau radicaliser la chose ? Je pourrais considérer tout objet de mon jugement comme étant faux à partir du moment où il est objet de ma pensée. Au lieu de m’en remettre à Dieu et à sa toute-puissance que je ne peux de toute manière ni atteindre ni pénétrer, je rendrais le doute hyperbolique en faisait l’hypothèse d’un malin génie qui me trompe toutes les fois que je juge et pense. Au lieu de m’en remettre à l’absence de fondement de la ratio, je peux, par un acte de volonté et d’imagination – par un acte d’irrationalité – suspendre toutes les probabilités et les transformer en erreur. Après les corps et la rationalité, je peux maintenant douter de tout, des sentiments et des croyances qui persistent, des forces contraignantes de la probabilité, des nécessités qui forcent mon jugement lorsque je pense. Le doute devient hyperbolique dans la mesure où je transforme le probable en erreur véritable. En ce sens, que je juge que je suis ici et maintenant par ce corps, je me trompe ; que je juge que 2+3=5, je me trompe; que je juge qu’il y a un corps au principe de mon sentiment, je me trompe. Je suis donc entièrement dans l’erreur car ma volonté peut, si elle le veut, réfuter tout ce qu’elle prenait pour véritable jusqu’à maintenant. Par cette hypothèse tout ce qui était objet de doute, mis entre parenthèse quant à sa vérité, devient absolument faux et sans fondement. La méditation me plonge ainsi dans un malaise total puisque je fais l’expérience de l’erreur et de la pleine ignorance pour laquelle plus rien ne peut être tenu pour vrai. Mais l’affirmation de ce malaise n’est-elle pas déjà le moyen d’en sortir ? Le scepticisme est-il si radical que nous le pensons ? N’avons-nous rien gagné dans cette suspension généralisée ? Ces questions ne peuvent se résoudre dans un tel moment où nous concevons les risques d’une absence totale de fondement et de vérité. Les questions sont trop vastes pour parvenir à les comprendre et les analyser. Il faut remettre la méditation à plus tard pour entrevoir les conclusions définitives de l’hyperbole.
Graphisme réalisé par Andréa Raymond @the__ethereal_art
« Pour examiner la vérité, il est besoin, une fois dans sa vie, de mettre toutes choses en doute autant qu’il se peut. »
Descartes
commentaire